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Chroniques
récital Till Fellner
Haydn, Mozart et Schumann
Une dernière fois l’on s’installe à la salle Pasteur – dans l’intervalle le piano fut dûment révisé, merci [lire notre chronique du jour] ! – pour assister au récital de Till Fellner. Conjuguée à une pédalisation sagement parcimonieuse, l’extrême précision de l’articulation cisèle au Rondo en la mineur K.511 de Mozart une nuance souterrainement musclée. L’exactitude de différentes frappes force l’admiration, notamment dans les motifs ornementaux subtilement réalisés (et l’œuvre en regorge). Densément concentrée, l’encolure atteint peu à peu une grande clarté mélancolique à laquelle se suspend en un silence religieux toute l’attention du public. Aussi sont-ce des applaudissements respectueux plutôt qu’une frénésie de paumes jacassantes qui saluent le pianiste autrichien.
Une maîtrise exemplaire de la vélocité et une conduite contrastée de la dynamique via la présence naturelle de l’impact domine l’exécution de l’Allegro con brio de la Sonate en ré majeur Hob. XVI: 37, éditée par Joseph Haydn en 1780. Entre rigueur et fantaisie Fellner distille le mouvement, un entre-deux où se mêlent la discrète poésie d’Alfred Brendel, l’intériorité veloutée de Radu Lupu et le scintillement virtuose d’Ernő Dohnányi – s’y laisserait presque entendre le souvenir de Scarlatti ! La douceur des trois punkte conclusifs laisse pantois. Dans une souplesse « baroque » – le deuxième fils de Bach n’est pas loin –, le Largo médian vérifie sans ciller un amble fier, sensible toujours mais d’une dignité qui ne déroge en rien à une tenue exigeante. Enlevé, le Presto final avance ses variations « innocentes » (la partition elle-même le dit ainsi), « chantonnant » à la manière d’un Schubert quelque trente ans plus tard, sans meurtrir jamais d’un tactus trop perceptible une souveraine amabilité.
Effectuant un bond d’un peu plus d’un demi-siècle, Till Fellner propulse l’écoute du classicisme finissant au romantisme affirmé – tourmenté, même, pourra-t-on dire, s’agissant de Robert Schumann et des atermoiements matrimoniaux qu’il métaphorisait en 1837 dans ses Davidsbündlertänze Op.6. Dans une élégance inquiète survient la mazurka de Clara (Lebhaft), bientôt variée dans une sonorité soudain nettement plus opulente. À la nuance relativement nauséeuse d’Innig succède le brio contrasté de la troisième séquence, grand geste virtuose un rien extravagant, puis le Lied passionné d’Ungeduldig (comprendre impatient), que l’interprète chante ardemment. Du bout des doigts, il invite à méditer l’épisode suivant (Einfach), comme pour se mieux lancer dans le farouche galop du sixième. L’alternance d’humeurs traverse la dentelle harpistique de Nicht schnell mit äussert starker Empfindung, le méchant nerf de Frisch, toutefois soigneusement nuancé, enfin la jubilation rythmiquement contrarié de la pièce n°9.
Till Fellner accuse aux abords de la seconde partie du cycle la conception proprement symphonique de l’œuvre, virtuose en diable (n°10). Cantique, psaume, choral ancien ou chant populaire illuminant la main gauche ? Schumann seul le sait… en tout cas, le pianiste en révèle avec une superbe toute simple les trésors. Dans une impédance plus incisive, il instille le drame intime dans la douzième danse – c’en est une, cette fois, contrairement aux autres passages qui de Tanz ont seul le nom. Toujours incroyable, Wild und lustig bénéficie d’une approche subtile mais sans manière, éclairée par la prochaine rêverie (n°14), indiciblement inspirée.
Tandis que le musicien reprend son souffle avant les quatre derniers mouvements, pas un soupir, nul bruissement de sandale dans la salle – un ange passe… Impérieusement portée, l’héroïque Frisch le cède finalement au hoquet sec d’une improbable « bonne humeur » au grinçant sourire (Mit gutem Humor, est-il indiqué). Nimbé d’une pédalisation symboliste avant le terme, oscillant entre Chopin et Debussy, Wie aus der Ferne assène en grand secret son tournis que, sans abuser d’aucun froncement de sourcil superfétatoire, Fellner conclut dans une véhémence avortée. De fait, mieux que de finir Schumann éloigne tout geste : l’ultime danse (Nicht zu schnell) s’éteint dans une nudité saisissante.
Assurément, nous assistions là au plus grand moment de ces trois jours vécus au Festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon. Si l’on en doute encore, il n’est qu’à écouter le bis qu’on osera dire « miraculeux », offert par Till Fellner à la ferveur du public qu’en véritable poète il a rendu meilleur : Au lac de Wallenstadt, la seconde pièce des Années de pèlerinage (I, Suisse) de Ferenc Liszt caresse l’auditoire d’un ostinato de main gauche rendu diaphane par une demi-teinte sensiblement travaillée, quand la droite chante pudiquement l’exquise hésitation Andante placido – merveille. Le 11 août à 12h35, sur France Musique… non, ce n’est pas une invitation : un ordre !
BB