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Chroniques
récital du pianiste Wilhem Latchoumia
œuvres de Falla, Mompou et Villa-Lobos
Le Studio de la Philharmonie, certes d’une capacité modeste, est plein comme un œuf pour ce récital de Wilhem Latchoumia ! En résonnance avec son nouveau CD qu’édite La Dolce Volta, le pianiste présente ici un programme ouvert et conclu par la musique d’Heitor Villa-Lobos. On ne s’étonne guère que l’artiste explore ce répertoire qui demeure malaisé à d’autres, tant sa saine curiosité habitua l’auditeur à voyager avec lui vers des contrées musicales moins courues. De fait, il y a déjà quatorze ans, il faisait admirablement sonner le travail du compositeur à travers son Ciclo Brasileiro [lire notre chronique du 16 mars 2009].
La cérémonie commence avec Chôros n°5 en mi mineur W 207 « Alma brasileira » (1925) et son inflexion mélancolique, à peine soulignée par un rubato discret et pourtant présent. La souplesse du tactus le dispute à la générosité de la respiration et à l’inimitable expressivité du phrasé, autant de qualités que ne contredit pas la rupture médiane de la pièce, diablement rythmique, ici servie par une tonicité toute féline. La rondeur des dernières mesures n’est que caresse triste. Le recueil Cirandas W 220, écrit en 1926 et créé par Tomás Teran à Rio de Janeiro le 13 août 1929, est constitué de seize numéros. Wilhem Latchoumia en a sélectionné dix qu’il propose tel un parcours contrasté, tout de couleurs. À la danse obstinée Senhora Dona Sancha (3) succèdela diablerie chantournée de Passa, passa, gavião (6), d’une joie presque enfantine. La sensuelle gravité de Que lindos olhos (15) dessine un paysage fort différent, traversé en son cœur d’une dangerosité rentrée, tandis qu’O pintor de Canahy (10) avance avec une détermination admirable, magnifiée par l’accord final. Muito apressado indique le numéro neuf, Fui no itororó qui accumule vertigineusement les sensations acoustiques et d’où s’élève un chant tendre, suspendu en plein vol. Les fifres du carnaval se déchaînent dans O cravo brigou com a rosa (4), bientôt gagnés par une danse en mode majeur, si rare dans ce cahier. Passé une conclusion à l’emporte-pièce, A condessa (2) survient telle une berceuse complice traversée de charmes secrets et contradictoires dont l’interprète souligne à peine le relief, sans leur faire un sort. La chaloupe de Vamos atrás da serra, Calunga (8)va son cours, imparable jusqu’en ses fragmentations incisives. Et la dame aveugle de Pobre cega (5) d’annoncer de son pas hésitant l’ultime Có-có-có, dentelle inouïe et presque coupante, pour ainsi dire, qui cisèle une complainte dont la simplicité est drastiquement déjouée par l’excès orchestral, ici somptueux.
Comme à l’Opéra de Toulon il y a quelques années [lire notre chronique du 30 avril 2016], Wilhem Latchoumia choisit Manuel de Falla qui, à partir de son ballet-pantomime de 1915 El amor brujo [lire notre chronique du 17 mars 2022], composait en 1922 une suite pour piano seul, de même nom. La délicatesse de son approche convainc d’emblée. Après l’envoûtante Danza ritual del fuego, l’Andalou cède place au Catalan : publiées par Salabert en 1921, ses Scènes d’enfants furent écrites de 1915 à 1918. Tandis que sur l’Europe gronde la guerre, le musicien s’évade dans son monde intérieur. Après la chansonnette qui ponctue les Cris dans la rue, trois Jeux se déploie en facétie forcée qu’habite une peine certaine – le cri jamais n’en est loin. Au très debussyste Jeu 3 répond la peinture voilée, Jeunes filles au jardin, dernier mouvement tout en retenue, d’une douceur ineffable par-delà la résurgence du cri. La calme mélodie mène alors au retour de la prime chansonnette de la rue, divinement cajoleuse.
Pour finir, nul besoin de prendre un vol pour Rio : c’est à Paris (Salle Gaveau), le 24 octobre 1927, qu’Arthur Rubinstein donna naissance au redoutable Rudepoêma W 184 (1921-1926)que lui dédia Villa-Lobos, qualifiant lui-même son œuvre de « sauvage, brutale et barbare, pleine de sonorités déliées rappelant parfois l’exubérance des tempêtes dans les forêts vierges » (cité par Sílvia Pujalte Piñán dans la brochure de salle). La folie rythmique, inénarrable, conjugue avec une poésie quasi ornementale qui par moments nimbe le plan principal d’effet aus der Ferne, littéralement incroyables. La maîtrise – orchestrale, j’insiste ! – de Wilhem Latchoumia [lire nos chroniques des 20 février et 3 août 2010, du 29 janvier 2011, du 9 février 2015 et du 1er décembre 2017, ainsi que celles des CD Pascal Dusapin, Françoise Kubler et en duo avec Vanessa Wagner] laisse d’autant pantois que jamais il ne s’agit de l’exhiber : toujours il fait de la musique et uniquement cela, la musique. Bravissimo !
BB