Chroniques

par bertrand bolognesi

récital du pianiste Cristian Monti
création mondiale des Rilke-Fragmente de Jacques Lenot

œuvres de Robert Schumann et Alexandre Scriabine
Salle Cortot, Paris
- 29 novembre 2024
création mondiale des Rilke-Fragmente de Jacques Lenot par Cristian Monti
© bertrand bolognesi (budapest, 2016)

Dans ce bel hémicycle Art Déco de sages proportions qu’on appelle Salle Cortot (Auguste Perret, 1926), nous découvrons ce soir un pianiste toscan, Christian Monti (né en 1991), élève de Françoise Thinat pour le label discographique de laquelle il a déjà gravé un album Geminiani et Händel (Galaxie-Y, Cabinet de curiosités). Au programme de sonsecond enregistrement sous cette égide (que nous évoquerons bientôt dans ces colonnes), le jeune homme ajoute, en ouverture, les Fantasiestücke Op.12 de Robert Schumann (1837).

Dans une tendresse à peine mouillée, il livre Des Abends, repris dans une nuance subtile, comme une réminiscence que l’on n’oserait affronter. L’intériorité de l’interprétation d’emblée s’impose, savamment ciselée et sans emphase. Les cellules ornementales seront dès lors données comme par inadvertance. Quant à la troisième présentation de la figure, sa survenue s’affirme un peu lasse, dans un legato toutefois toujours nourri. Transmettant la véhémence enthousiaste du caractère, une fluide évidence magnifie Aufschwung sans trop froncer le sourcil, au bénéfice du chant. Le pianiste inscrit Warum? dans une touffeur méditative qui de longtemps savait la sublime incomplétude de tous les possibles. On admire la conduite raffinée de la dynamique et du phrasé, comme ajourné parfois par un doute du souffle. La rondeur de la sonorité tient lieu d’aura commune à tout l’édifice – de fait, jamais il ne semble assembler des emboîtements –, y compris dans la vaillance requise par Grillen, ici sans excès de fermeté ni vulgaire éclat. La danse n’en est pas une mais une aspiration avortée, un idéal de danse qui n’engage rien ni personne sauf, peut-être, celui qui la rêve et qui n’est sans doute pas tout-à-fait sûr que ce soit lui, d’ailleurs. La sensibilité domine In der Nacht, détachant ce qu’il en faut sculpter, sans abandonner le consolateur moelleux. Après une Fabel venue de loin, Cristian Monti enchaîne la cavalcade inouïe des Traumes Wirren en soignant chaque nature de frappe avec une redoutable maestria. Libre, le rubato vient déjouer la machine infernale. L’ultime choral, Ende vom Lied, indiqué « avec quelque humour », sillonne, recueilli, l’introspection amère qui mène à l’extinction discrète.

Sertis par deux opus d’Alexandre Scriabine – les Cinq Préludes Op.74 de 1914 puis la Sonate Op.70 n°10 écrite l’année précédente –, où le flamboiement le dispute à la douceur sévère, quand ce n’est pas, pour la sonate, une conception quasi orchestrale dont l’artiste retirera une à une les demi-teintes jusqu’à conclure dans une douloureuse inclémence : la première mondiale des Rilke-Fragmente conçus par Jacques Lenot en 2022. Bien qu’ayant arrêté, dans l’ouvrage Résurgences du secret (paru aux éditions Aedam Musicae il y a deux ans), notre analyse du corpus pianistique du compositeur à sa Fantaisie de 2018 [lire notre critique du CD], jamais nous n’avons cru que cesserait là le compagnonnage de Lenot avec cet instrument. Outre les Five Piano Pieces for Sylvano Bussotti (2021), créées ici-même par le pianiste ukrainien Kirill Zvegintsov, il n’a cessé d’écrire pour le piano, comme en témoigne cet ensemble de « huit fois cinq variations, sans thème, moins une », soit trente-neuf pages – l’absente incarne en silence le dédicataire disparu, appliquant aux sonores un secret bien gardé de numérologie – où Cristian Monti a dessiné un chemin en vingt-quatre stations.

Altière, voire austère, l’ouverture plonge éperdument dans l’adverse rugosité de l’existence. Après un double plus timoré, s’ordonne le voyage d’un motif de cinq notes, pris dans plusieurs combinatoires, sorte de palilalie, voire de formule attachée à quelque pensée magique, qui alterne avec des promenades, pourrait-on dire (à se souvenir de Moussorgski) où retentit le glas derrière une ondée insistante. « Et tout à coup, voilà ! Une porte s’ouvre vers les lointains que peut-être seuls les oiseaux connaissent ! » : de ces mots de Rainer Maria Rilke, dont la poésie hante Lenot depuis cinq décennies, naquirent ces Rilke-Fragmente. Les cinq notes du motif voyagent, elles aussi, jusqu’à l’élargissement comme en appel – évocation, invocation, qui sait ? –, sept et cinq faisant douze, bien sûr. Encore entend-t-on ici des trilles dont l’usage rapproche l’œuvre de celles que le compositeur écrivait à la fin des années soixante-dix. Après un énième retour de la promenade en âpre choral d’accords, l’obstination d’une quasi-toccata tombe drue. Des sommations obsessives, tel un prénom hurlé dans le désert, relancent la dramaturgie, avant un moment de faux surplace proprement angoissé, avec des accords répétés, voire piétinés. L’illusion d’un rebrousse-chemin amène un ostinato exaspéré, puis, dislocation du motif, en ouverture à la française, cette fois.Surgit une méditation sur la méditation, tel un puits qui tomberait à l’eau à la place du seau. De façon général, il s’agit d’un θρῆνος par méchant ciel où la désolation le dispute à la rage face à l’insupportable, un opus qui nécessite la musicalité et la technique à son service, mais plus encore la pensée, toujours, jusqu’à sa fin, retournement en trait suspendu.

En bis de son fort beau récital, Cristian Monti offre la deuxième des trois Romanzen Op.28 de Schumann (1839), Einfach, où l’on retrouve la qualité de son chant. Bravo !

BB