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Chroniques
récital de la flûtiste Shao-Wei Chou
œuvres de Chou, Liao, Roche, Saunders et Sinnhuber
Mardi soir. Le ciel parisien hésite entre carrés bleu et taches gris fort. Quelques gouttes un peu tièdes esquissent un temps de terrasses contrarié. À 21 heures, nous entrons dans un bar à vin du quartier de la Butte-aux-Cailles. Ses hautes bibliothèques abritent un sympathique aréopage de flacons prometteurs surplombé par un imposant rayonnage de volumes imprimés en cyrillique. Baptisé La Fine Gueule, le lieu accueille volontiers les artistes, de diverses manières – gueuloirs poétiques, projections cinéma, rencontres, conférences et concerts, comme c’est la cas de cette soirée qu’y présente Infuse.
Solistes et pédagogue fort impliquées dans la création, la flûtiste Shao-Wei Chou, née à Taïwan, se produit avec de groupes instrumentaux spécialisés dans l’interprétation du répertoire contemporain, comme les ensembles Modern, soundinitiative, C Barré et 20º dans le noir dont elle est cofondatrice. En compagnie du contrebassiste Louis Siracusa-Schneider et du percussionniste Benjamin Soistier, elle donne six opus récents, l’un étant sa propre œuvre. La notion de performance est associée à ce moment chambriste. À commencer par How prudent that we are blind… I (2019) pour flûte, tam-tam et lumière, créé par Chen Hui-Mei et Chen I-Ju à Taïwan le 4 mai 2019. La compositrice (et musicologue) taïwanaise Lin-Ni Liao (élève de Gaussin, Leroux et Taïra, entre autres) emprunte le titre à un vers d’Emily Dickinson. De quel cécité volontaire s’agit-il… libre à chacun de l’imaginer, à partir du blanc éblouissement qui nimbe la péroraison fragmentée du souffle sur l’hiératique vrombissement du métal.
À l’Huddersfield Contemporary Music Festival fut créé, le 19 novembre 2016, Bite (2015-16) pour flûte basse de Rebecca Saunders, par Helen Bledsoe auquel il est dédié, à l’issue de six ans d’une collaboration féconde. La source inspiratrice de cette pièce est XIII, ultime page des Texts For Nothing de Beckett – décidément un auteur cher à la musicienne britannique [lire nos chroniques du 29 mars 2014, du 9 septembre 2018, du 15 février 2020 et du 26 janvier 2022], et, par ailleurs, particulièrement présent dans l’actualité musicale de cette saison [lire nos chroniques de Words and Music et de Fin de partie]. « Ce texte d’une grande puissance et d’une grande lucidité ménagent des instants plus fugaces de fragilité extrême qui décrivent une voix sans bouche, murmurante, avec des violentes explosions de colère », décrit Saunders. Un soliloque flûtistique naît des phonèmes confiés à la soliste, parfois même des mots, quand ce ne sont certaines inflexions du souffle qui dans l’instrument qui en prolonge l’impédance, paraissent prononcer quelques bribes textuelles, non sans impliquer quelque dramatisation.
Une autre sorte de théâtralité caractérise Time of Tress I (2016) de Lin-Ni Liao, auquel Jennifer Hymer et Bernhard Fograscher donnèrent le jour à Berlin, le 28 février 2017. Cette fois, il s’agit de la chorégraphie effectuée par les mains de deux pianistes. Aussi retrouvons-nous Benjamin Soistier dans la partie basse virtuelle d’un clavier imaginaire, tandis qu’à Shao-Wei Chou revient la supérieure. La gracilité gestuelle, l’énergie du mouvement et l’entrelac des quatre mains font étonnamment entendre, près de quatre minutes durant, un duo in absentia dont suivre attaques et développements, dans une virtuosité silencieuse. C’est à Musica, le festival strasbourgeois, que Ninon Foiret révéla Petite (2001) pour flûtiste seul(e) de Claire-Mélanie Sinnhuber, une page qui articule un dialogue parlé-chanté entre soliste et instrument, « née du désir de reprendre un dispositif entendu dans une berceuse traditionnelle laotienne où l’interprète mêlait intimement le son de la flûte à sa voix », précise l’auteure (brochure de salle).
Shao-Wei Chou propose ensuite Kì-ik-thé, étape de travail #001 : Benj., avancé comme un entretien radiophonique subi par Benjamin Soistier et mis en scène, dont le matériau est en constante évolution performative. À dire que le questionnaire affirme pour sujet la mémoire, en ses échos décuplés comme en ses leurres spéculaires, déjà l’on aura permis d’apercevoir l’ambition de ce travail qui se laisse percevoir comme une fenêtre joueuse sur ce qu’il pourrait devenir ou ce qu’il n’a pas été. Commandé par Musiques démesurées, le festival de création de Clermont-Ferrand, La maison paysanne (2016) pour flûte et contrebasse de Colin Roche y fut créé par Jérôme et Marie Van Wynsberge, le 5 novembre 2016. L’œuvre s’annonce comme une méditation à partir d’un lieu, habité par l’inscription d’autres générations et du passé, où se déroula l’antan d’enfance du compositeur. Si la poésie de Ponge est omniprésente, comme dans la majeure partie d’un premier parcours de l’artiste [lire notre entretien], un parfum commun à Pierre Bergounioux en traverse le tic-tac liminaire, la geste végétale d’un au-delà-des-vitres presque palpable, jusqu’à l’évanescence vieillarde carolant dans l’oubli, dévolue à l’archet de Louis Siracusa-Schneider.
Cette heure précieuse précède la sortie prochaine d’un portrait discographique de Shao-Wei Chou, sous label La Chambre. À suivre, donc… dans l’immédiat, goûtons aux calice de la bibliothèque !
BB