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Chroniques
récital Andreï Korobeïnikov
œuvres de Beethoven, Messiaen, Schumann et Scriabine
L’expérience nous l’a démontré : c’est toujours un rendez spécial que d’aller entendre Andreï Korobeïnikov. Découvert par le disque il y a quelques années déjà, l’extrême qualité de la ciselure, l’intelligence de l’inspiration et une personnalité musicale hors pair nous amenèrent à sa rencontre, en salle, où ses prestations magnifièrent plus encore cette bonne impression qu’on avait déjà de lui [lire nos chroniques du 24 juillet 2009, du 11 janvier 2010, du 18 octobre 2013, des 10 juin, 6 septembre et 14 décembre 2018, enfin du 11 juin 2023]. Diplômé du conservatoire de Moscou et du Royal College of Music de Londres, l’artiste, né en Russie il y a trente-huit ans, poursuit un chemin à nul autre pareil, celui d’une singularité féconde et touchante pénétrée d’une inventivité musicale qu’habite une présence puissamment humaine, tel qu’en témoigne encore ce récital donné avenue Montaigne.
Le pianiste russe l’ouvre avec la Fantaisie en sol mineur Op.77 (1809) de Ludwig van Beethoven pour laquelle il ménage une sonorité soigneusement sertie dans un ambitus strictement classique bien que volontiers contrasté. Le moelleux méditatif le dispute au vif emporte-pièce propre aux sautes d’humeur du compositeur, voire à un certain humour, ici délicatement effleuré. Sans froncer les sourcils, le musicien n’en signe pas moins une approche judicieusement fantasque, tout en portant haut une respiration déjà schubertienne dans certaines sections. Wuth über den verlornen Groschen ausgetobt in einer Kaprize : c’est le titre qu’Anton Schindler, le biographe morave de Beethoven, a donné au Leichte Kaprize en sol majeur Op.129, conçu dans les dernières années du XVIIIe siècle et jamais achevé, si ce n’est par l’éditeur autrichien Anton Diabelli, l’année qui suivit la disparition de l’auteur. Korobeïnikov s’y lance presque furieusement, comme alla caccia, révélant alors une clarté inattendue dont l’affolement transmet une rage affolée – cette colère brûle !
Des huit Fantasiestücke de l’opus 12 de Robert Schumann (1837), il a choisi quatre numéros. La tendresse tragique avec laquelle il livre Der Abends vient ciseler en creux un état d’âme indicible sous le chant discret de ses doigts. La passion explose avec Aufschwungdont le lyrisme se trouve ici généreusement exacerbé jusqu’en ses formidables contradictions – quel souffle ! Langsam und zart et presque valse, Warum? gagne un climat qu’on pourrait croire venu d’un certain Chopin quand plus sûrement il annonce le jeune Brahms. Le pianiste en suspend la mélancolique méditation, puis fonce dans la tourmente inouïe d’In der Nacht avec une nuance sans cesse changeante, comme les zéphirs. L’hymne s’en élève soudain, mit Leidenschaft, convoquant une ferveur simple et douce, vite contrariée – l’instabilité est le paradis de Schumann, pour sûr.
Bond dans le temps, avec la Sonate en fa# majeur Op.30 n°4 qu’Alexandre Scriabine écrivit en 1903. La souplesse veloutée qui vient en articuler l’errant Andante est à lui seul un bonheur toutefois jamais pleinement quiet. À Andreï Korobeïnikov d’alors prendre un envol inouï dans l’urgent Prestissimo qui s’ensuit, jubilatoire en diable, frémissant d’un caprice autant méthodique qu’insaisissable. Mais que se passe-t-il ?... Voilà une chronique qui ne parle que de musique, ainsi que de poésie, de sentiment, de climat, d’impulsion ; elle ne parle pas technique, virtuosité ni autre cuisine ! C’est que ce soir, la porte de l’office est résolument fermée, personne n’entre dans aucun atelier : avec une simplicité confondante, le pianiste dépose uniquement son art, sans choséité ni autre artisanat. Grandiose !
Au retour d’entracte, il nous accueille avec le mystère infiniment doux, infiniment bon, du Baiser de l’Enfant-Jésus d’Olivier Messiaen, quinzième des Vingt regards sur l'Enfant-Jésus (1944) qu’Yvonne Loriod créait le 26 mars 1945 en la salle Gaveau. Sans ampoule, Korobeïnikov livre une interprétation pure et retenue, bientôt ornée des oiseaux d’une forêt imaginaire, dans le miroitement de vitrail, somptueusement consolateur après les aléas de la première partie du concert. Il faut compter ce moment comme la clé de voûte d’un état intérieur serein, car ensuite, l’exécution de la Sonate en ut mineur Op.111 n°32 de Beethoven (1822) s’inscrit en figure de chute psychologique, voire en syndrome de glissement pour ce qui est de son second chapitre. Adagio molto semplice e cantabile : finis, coups de gueule, effets de mèche et de manches ; parmi les nombreux portraits façonnés par le génial Bourdelle, c’est parmi les plus glaiseux, les plus chauves et nus qu’il faut chercher pour apercevoir la profondeur désolée où nous absorbe le mouvement selon Andreï Korobeïnikov. Rien d’une ariette, non : il s’agit d’une prière, un vœu suprême comme prononcé avant le néant pour tout avenir. A-t-on jamais entendu cela ? IL semble bien que non. Quant à ce qu’en certaines variations l’on croit voir pour coquetterie rythmique décrite par certains comme jazzy, jouée de même par d’audacieux imbéciles, son balancement relatif est bien plutôt douloureuse tachycardie dont ne peut naître que l’ultime résignation – der Tod. Quand tant de peine appesantit l’impossible, même l’impuissante tentative de rodomontade devient funèbre. Aucun musicien n’aurait quitté le public sans l’aider à s’en relever, aimons-nous à croire. Entre Scriabine et Rachmaninov, Beethoven sonne une dernière fois – au total, trois bis pour oublier « der Tod »… paraît-il.
BB