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Chroniques
récital András Schiff
Bach, Haydn, Mozart et Schubert
Quel bonheur de retrouver András Schiff, cet après-midi, dans la grande salle de la Philharmonie parisienne ! C’est un programme intégralement viennois que le pianiste hongrois présente ici, dans le cadre de la saison Piano****. Avant même la survenue de l’artiste sur la scène, la présence d’un grand Bösendorfer à la robe plaquée acajou surprend d’emblée : nous ne pouvons qu’applaudir, nous qui toujours et depuis longtemps défendons avec enthousiasme le choix de certains artistes de s’exprimer sur des instruments qu’ils ont dûment élus pour leur capacité à chanter tel compositeur de telle époque et de tel endroit du monde (comme en témoignent nombre de nos chroniques). Plus tard, dans le déroulé du concert, le pianiste parle de l’instrument. Par-delà une gentille plaisanterie en guise de préambule – « les violons, les violoncelles, laissent voir les veines du bois, n’est-ce pas ? Pourquoi le piano devrait-il être noir, uniquement funèbre ?... », à propos de l’apparence extérieure boisée –, Schiff développe son point de vue : tout en admettant la qualité de facture de la maison Steinway, omniprésente, il déplore la mondialisation d’un seul et unique son dans les salles de concert, puis évoque l’allemand que parlent les Viennois, un allemand très différent de celui que l’on peut entendre à Hambourg ou à Berlin. « Oui, la musique est universelle, bien sûr, mais ce piano parle la même langue que celle des Viennois, la langue que parlèrent Haydn, Mozart et Schubert », précisément. De fait, le perlé de ce Bösendorfer, dans sa minceur athlétique et le raffinement de son aigu, est idéal à servir les musiciens au menu.
La surprise continue… L’artiste traverse le plateau, salue, s’assied et, tandis que la brochure de salle annonce la Sonate en ut mineur XVI:20 n°33 d’Haydn pour commencer, c’est dans les Goldberg-Variationen BWV 988 que se lancent ses doigts ! La clarté inouïe de l’instrument se fait complice d’un jeu remarquablement orné, sans ostentation toutefois, laissant poindre une lumière indicible à travers sa dentelle. Déjà séduits par la perspective d’un subit changement de programme, voilà qu’après l’aria liminaire se suspend cette charmante intrusion. Et le pianiste de prendre le micro : « Je commence toujours la journée par Bach… Il n’y a pas de bon concert sans Bach ». Ainsi présente-t-il le parcours à venir comme alternant les pages du Saxon – a priori antagonistes avec le Bösendorfer, puisque de piano il n’existait point encore lorsqu’elles furent imaginées – et d’Haydn.
Le Moderato intensément introspectif qui ouvre la Sonate XVI:20 n°33 prend maintenant sa place, dans une ciselure qui laisse pantois. La délicatesse et la précision sont imparables, mais surtout l’extrême concentration : ce n’est pas avec les doigts que joue András Schiff, et il ne s’agit pas non plus de quelque approche cérébrale, pourtant. Alors ? Entier demeure le mystère. Goûtant, et faisant goûter, chaque évolution climatique, le musicien donne la parole à toute humeur, au fil d’un mouvement si changeant auquel répond un Andante con moto qu’il magnifie par un cantabile aérien. Une obstination quasi-scarlatienne virevolte dans l’Allegro final, la sonorité désormais pointue, pour ainsi dire, venant accuser de nouveaux contrastes.
Sans recueillement superfétatoire ni quelque irrespect, le Ricercar a 3 de Das Musikalische Opfer BWV 1079 déploie sa fugue dans une humble douceur qui peu à peu gagne, par un souffle libre, un lustre heureux. Immédiatement s’ensuivent les Variations en fa mineur Hob.XVII:6 dans lesquelles sans cesse le compositeur expérimente, revenant au motif dolent, telle que le souligne subtilement l’approche de Schiff, renouvelant toujours un infatigable esprit d’inventivité.
Œuvre de jeunesse de Bach, le Capriccio en si bémol majeur BWV 992 affirme son ineffable fraîcheur dès l’Arioso confiant. À l’exquise ornementation de l’Andante en fuguette succède la puissante catabase du Lamento chromatique, ici d’une tendresse dolorosa, a contrario de l’aria di postiglione qui s’articule dans un amble simple, dont se fait écho l’ultime des six épisodes de l’opus, fugue enlevée infiniment séduisante. Pour clore cette première partie d’un moment musical exceptionnel, András Schiff badine comme personne avec la Sonate en mi bémol majeur Hob.XVI:52 n°62, littéralement dégustée.
Après l’entracte, retournons chez lui – car, non, András Schiff ne se produit pas devant le public à la Philharmonie mais l’invite dans son salon, via la présence intime de son complice Bösendorfer. D’un seul tenant, le second chapitre de son récital glisse de Mozart à Schubert, de l’automne 1787 à la fin de l’été 1828. La pudique mélancolie du Rondo en la mineur K.511 invite à la méditation, quand la Sonate en la majeur D.959 exhibe ses tourments. Après un Allegro qui échappe à sa métrique comme à l’idée même de tempo, semblant dès lors judicieusement suivre un cours capricieux, l’interprétation de l’Andante bouleverse si bien que le surgissement du petit agacement du Scherzo bouscule par une sorte d’irrévérence irritante l’état dans lequel nous nous trouvons plongés. Petit à petit, la réparation opère, dans cette œuvre que Schiff qualifie de sonate métaphysique. Le déchaînement romantique est à son comble dans le Rondo conclusif, souverain survol de la technique – celle du compositeur comme celle de l’interprète. Et parce que deux heures et demie de musique auraient peut-être été pingres, András Schiff, généreux comme aucun, offre la Mélodie hongroise D.817 de Schubert où de son long chapeau viennois il fait naître un cymbalum – mais si !
BB