Chroniques

par david verdier

Pollini Perspectives 2
Stockhausen et Beethoven

Lucerne Festival / Kultur und Kongresszentrum, Lucerne
- 4 septembre 2011

Le projet des Pollini Perspectives consiste, rappelons-le, à rapprocher dans un programme unique des partitions venues de plusieurs horizons et plusieurs époques différentes. C'est dans cette confrontation, et dans un contraste qui confine parfois à la conflagration, qu'émergent des lignes de force jusqu'alors inédites. Ce rapprochement efface les limites traditionnelles entre musiques dites « classiques » et « contemporaines » en ne donnant de logique qu'au seul lien esthétique qui les rend toutes deux nécessaires.

Pour le second volet de cette entreprise [lire notre chronique du 17 août 2011, pour ce qui concerne les Perspectives 1], Maurizio Pollini convoque auprès de la figure tutélaire de Beethoven la radicalité sans concession des Klavierstücke de Karlheinz Stockhausen. Comme souvent avec cet interprète, on accepte de monter dans un navire à destination inconnue, avec pour seule certitude que le capitaine connait le moindre écueil et nous mènera à bon port. C'est sans doute cette dimension éclairante (mais jamais pédagogique au mauvais sens du terme) qui fait de cette interprétation un modèle de justesse et de sensibilité. Libre à l'auditeur de chercher des correspondances entre les deux parties du programme ou de laisser libre cours à son imagination, saisissant au passage tel ou tel détail dans la structure musicale et se surprenant à écouter ce sérialisme absolu avec les éléments de perception qui siéent d'ordinaire à des œuvres classiques.

Outre l'exploration des possibilités techniques de l'instrument, le Klavierstuck VII poursuit l'investissement de Stockhausen pour révolutionner de l'intérieur la forme sonate classique. La suspension à nu de cette note répétée produit l'effet immédiat et dérangeant d'une perturbation progressive de l'écoute ; comme si le blanc de la page avait progressivement envahi le reste de la partition et laissé surnager ce balancement irrégulier, en quelque sorte. Dans le Klavierstuck IX, Maurizio Pollini déploie un réseau de notes diffractées. La subtilité de l'accentuation de la pédale permet à l'instrument de multiplier en les réverbérant les accords en un jeu de miroir infini. Ici comme jamais, l’interprète trace sa route comme dans le plus familier des nocturnes de Chopin. Le jeu est ultra-contrôlé, clair, précis, concis et très subtil à la fois. La palette dynamique fort large repose sur une objectivité nécessaire, mais sans jamais paraître distante.

La seconde partie maintient le débat dans une hauteur de point de vue que peu de pianiste peuvent atteindre. Le cantabile de l'introduction de la Sonate en fa # majeur Op.78 n°24 « à Thérèse » est à l'image de sa vision de Beethoven : un modèle de cohérence et de concision qui ne sacrifie jamais à l'affèterie ou la facilité. Le contraste rigoureux des timbres dégage les lignes mélodiques de l'ornière du superflu et de la pose romantique. Le poids du phrasé est l'évidence même, d'une rigueur à la limite de l'ascèse et jamais démonstratif. Ces quatre moments beethovéniens sont placés sous le signe de l'introspection de la forme sonate. Situés dans la perspective mnésique des Klavierstücke, ils forment les deux faces d'un tout indissociable. Pollini tire de son instrument tout ce qu'il est techniquement possible d'en extraire, sans rendre palpable les variations agogiques sans lesquelles le jeu deviendrait ennuyeusement gris à vouloir se contenter d'exprimer les seuls signes imprimés. Malgré plusieurs rappels, le public n'aura pas droit au moindre bis – étrange habitude lucernoise quand on pense à la série infinie que l’artiste italien a coutume d'offrir dans d'autres lieux. Le public parisien pourra découvrir ces Pollini Perspectives 1 et 2, en octobre et en février prochain ; seul changement – de taille ! – : l'unique Klavierstück X en lieu et place des VII et IX donnés ici.

DV