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Chroniques
Philippe Jordan joue la Troisième de Mahler
Michaela Schuster, Orchestre et Chœur de l’Opéra
Dérogeant à son habitude d’édifier et d’ajuster le programme de sa nouvelle œuvre conjointement à l’avancée de sa composition, Gustav Mahler dressait avec précision, dès les premiers jours de l’été 1895 vécus au bord de l’Attersee, le projet de la Symphonie en ré mineur n°3, avant même d’en avoir couché sur le papier le moindre motif musical. C’est à fréquenter les pages nietzschéennes qu’il en échafaude le plan. Le sous-titre de l’œuvre est alors Mein fröhliche Wissenschaft, en référence à Die fröhliche Wissenschaft (Le gai savoir, paru treize ans plus tôt, qu’il modifie en Mon gai savoir).
« …quelque chose que le monde n’a jamais entendu ! La nature entière y trouve une voix pour raconter quelque chose de profondément mystérieux, quelque chose que l’on ne pressent peut-être qu’en rêve ! […] Certains passages m’effraient presque… », confiait Mahler au soprano Anna Bellschan von Mildenburg dans une lettre que cite Henry-Louis de La Grange dans sa vaste biographie (Fayard, 1979-1984). Cet opus en six mouvements, dont l’exécution occupe plus d’une heure et demi, fut achevé en deux étés – initialement, un septième mouvement était envisagé, reprenant Das himmlische Leben (Des Knaben Wunderhorn Lieder, 1892) : il intègrera finalement la symphonie suivante (1899).
Philippe Jordan invite la ferme sonnerie liminaire du premier mouvement, indiqué Kräftig, Entschieden, dont le titre secret serait Le cortège de Bacchus – la vigoureuse et tragique introduction, quant à elle, donc le directeur musical de l’Opéra national de Paris souligne les épiques ténèbres, s’attèlerait à Ce que me content les rochers. Prenant la mesure du silence comme celle du cri orchestral, le chef entretient la tension nécessaire jusqu’à faire naître le propos principal de cette première partie, comme sur des ruines. Une fraîcheur roborative caractérise alors sa lecture qui se penche jalousement sur chaque détail, comme cette sonorité gracieusement désuète du premier violon ou la vaillante partie de trombone, par exemple. À goûter ces délices, on perd un peu d’oreille la narration principale. Qu’à cela ne tienne, la perfection des unissons de violoncelles et contrebasses, la hardiesse des salves de cuivres ou la délicatesse des bois, entre autres joliesses, console d’une vision un peu courte. La jubilation du final possède ce qu’il faut de couleurs, de feu et de quasi vulgarité dans son monumentalisme assumé.
Après un Menuetto agréablement nuancé (Ce que me content les fleurs des champs) dont l’appréciation est quelque peu entravée par des violons approximatifs et des cordes assez droites, en générale, survient un Scherzando d’une grâce notable, mis en valeur par une conception volontiers chambriste des équilibres pupitraux. Ce que me content les animaux du bois acquiert une évidence simple qui, n’était l’instabilité de l’intervention aus der Ferne, captive l’écoute.
Ce que me conte la nuit… Sur la grande et mystérieuse douceur instrumentale presque alanguie, habitée par un souvenir orientaliste, survient la voix, très onctueuse, comme d’un autre monde. O Mensch!... On retrouve avec bonheur Michaela Schuster, mezzo-soprano au timbre riche, au velours incomparable, bien souvent applaudi dans le répertoire fin de siècle [lire nos chroniques de Tristan und Isolde, Capriccio, Die Walküre, Parsifal, Die Frau ohne Schatten et Il trittico], qui déjà collaborait aux aspirations mahlériennes de Jordan en décembre 2013 [lire notre chronique de la Deuxième Symphonie]. Le confort de l’émission, la générosité de cette présence jamais neutre – l’avantage n’est assurément pas exclusivement dans la voix, une personne est là qui porte loin le texte – suscitent une interprétation d’une rassérénante densité. À la paix retrouvée de Zarathoustra succède l’enfantine pureté, renouant avec le Knaben Wunderhorn, recueil inépuisable que Mahler symphoniste a beaucoup convié. Les voix de la Maîtrise des Hauts-de-Seine et du Chœur d’enfants de la maison, préparées par Gaël Darchen, s’acquittent impeccablement de leur partie, de même que les femmes du Chœur de l’Opéra national de Paris, placées sous la direction de José Luis Basso. Sur des coussins d’air,Ce que me content les anges s’élève avec grande noblesse.
Avec une tendresse ineffable, Philippe Jordan avance l’ultime Langsam, dans une retenue expressive qui en rend presque insaisissable le subtil entrelacs des cordes. L’excellence des bois contribuent à une conclusion réussie que contrarie la fatigue des cuivres. Loin des adagios morbido-dépressifs, ce lent final (lentissimo, ce soir) gravit des marches toujours plus lumineuses, non dénuées d’une certaine ferveur lyrisme, vers la salutaire ataraxie – ce que l’amour me conte.
BB