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Chroniques
Philippe Forget dirige l’Orchestre national de Lorraine
œuvres d’Arthur Honegger, Albert Roussel et Kurt Weill
En 2009 l’Arsenal lançait un tout nouveau festival, avec la complicité de la Ville de Metz et de l’Orchestra national de Lorraine. Détournant le titre du film de Gainsbourg (Je t’aime moi non plus, 1975, reprenant lui-même le titre d’une chanson conçue pour Bardot en 1967 puis pour Birkin deux ans plus tard), Je t’aime… ich auch nicht s’est donné pour mission de confronter musiques allemande et française, en ce pays de frontière largement marqué par l’Histoire. De fait, après Dissemblances et similitudes la première année, puis Empreintes sonores, Effets de miroirs, La nature et enfin Le cas Wagner en 2013, cette sixième édition se penche sur les musiciens pendant la guerre. La commémoration de la mobilisation de 1914 se poursuit donc ici, à moins d’une heure de route de Verdun.
« La musique est très présente dans la société du début du XXe siècle », rappelle Michèle Paradon (déléguée artistique de l’Arsenal) dans la brochure de l’événement, « la pratique musicale est également répandue et les hommes qui partent au front l’emportent avec eux. Des compositeurs célèbres comme Ravel, Koechlin, Caplet ou Hindemith passeront du nationalisme au pacifisme. Après s’être enflammés pour le défense de la patrie, ils iront de désillusion en dégoût pour cette guerre absurde ». Plutôt que de circonscrire la programmation au centenaire de 1914-18, c’est à explorer la position de l’artiste face à toute guerre que semble s’employer la quinzaine Je t’aime… ich auch nicht de novembre 2014 (du 7 au 18).
Dans la Salle de l’Esplanade, nous retrouvons l’Orchestre national de Lorraine en petite formation, dans un menu concentré et servi sans trou normand. 1934 ?... L’entre-deux-guerres. À moins qu’il s’agisse d’autre chose. Des prémisses d’autre chose. Les premiers signes d’une marche vers le pire. Cette année-là, outre que le fameux scandale Stavisky provoque la chute de la confiance du peuple français en ses élus, l’ex-marin Albert Roussel écrit sa Sinfonietta pour cordes Op.52 (dont on pourrait fêter le quatre-vingtième anniversaire de la création, ce 19 novembre). Au pupitre, Philippe Forget engage un Allegro molto incisif à souhait, ménageant une élégance sans mines à une lecture toute de muscle et de nerf. La scansion progressive de l’Andante centrale gagne une gravité poignante, confirmée par le fugato tonique de l’Allegro conclusif.
1925 ? La Grande Guerre est finie depuis sept ans. À l’automne, les ministres des affaires étrangères français Aristide Briand et allemand Gustav Stresemann, ainsi que leurs homologues britannique (Austen Chamberlain), tchèque (Edvard Beneš), polonais (Aleksander Skrzyński), belge (Émile Vandervelde) et italien (Benito Mussolini), signent les accords de Locarno. Trois mois plus tôt paraissait Mein Kampf, huit ans avant l’accès d’Hitler aux pleins pouvoirs. Le 25 juin est créé à Paris le Concerto pour violon et instruments à vent Op.12 de Kurt Weill, un jeune Berlinois qui a le vent en poupe. Berlin ? C’est là qu’au début du printemps avait eu lieu la première de Kammerkonzert d’Alban Berg, pour violon, piano et treize instruments à vents. C’est celui de Weill qu’on entend ce soir. Son instrumentarium varie largement de celui du Viennois. Il compte quatre contrebasses, sept bois, trois cuivres et la percussion, en sus de la partie soliste. Bien que le compositeur n’ait alors que vingt-quatre ans, on reconnaît sa manière dès l’Andante con moto, à travers le dépouillement de la trame, mais encore les ponctuations si spécifiques de la caisse claire et le ton épique des farces morales à venir (brechtiennes ou non). Le violon de Denis Clavier s’ingénie à graver de sa raucité les élégantes laides et siroteuses de Kirchner, de ce stylet noir à rehauts de couleurs que le peintre bavarois partageait avec Schmidt-Rottluff et Kokoschka, entre autres. Une sorte de danse macabre déshabille le mouvement, à la manière des créatures de Dix, putes et soldats indiciblement confondus. Le deuxième épisode (Notturno, Cadenza, Serenata) affiche un satanisme de pacotille comparable à celui développé plus tard par Chostakovitch, d’une causticité héritière de Mahler et annonciatrice des sieben Todsünden de 1933. L’Allegro conclusif est livré dans une urgence échevelée où miroitent bientôt des bois colorés, soutenant la lyrique cantilène solistique. Typiques de Weill, encore, les redondantes fragmentations. Les interprètes se jouent sans entrave du redoutable accelerando de la fin. En bis, Denis Clavier emprunte à Messiaen cinq chants d’oiseaux extraits d’Épode de Chronochromie (1960).
1941 ? La guerre, encore. À l’Est, on tue. Barbarossa est lancé à l’été. Paris est occupé. Répondant à la commande que lui en avait faite Paul Sacher près de cinq ans plus tôt, Arthur Honegger achève sa Symphonie n°2 qu’il destine aux cordes seules, avec une infime partie de trompette (encore sonnera-t-elle depuis les coulisses). Après l’entrée grave Molto moderato, dans une sonorité habitée par le gel où tombe un thème balbutiant d’alto, l’Allegro mord l’oreille d’une indignation âpre. Long thrène lancinant, l’Adagio central clame une douleur dense qui laisse sans voix. Les musiciens de l’Orchestre national de Lorraine en livrent une interprétation dense qui saisit l’écoute. La méchante morsure de l’ultime Vivace s’éclaire soudain d’une sonnerie presque héroïque, en choral immuable – L’espoir, a-t-on dénommé cette soirée.
Parmi les nombreux rendez-vous de ce cycle, signalons la projection de Maudite soit la guerre, film (colorisé à la main !) d’Alfred Machin (1914), lors du ciné-concert du jeudi 13 (musique d’Olga Neuwirth), la reprise d’Au pays où se fait la guerre (le 15) que nous voyions tout récemment à Rome [lire notre chronique du 16 octobre 2014], enfin Métamorphoses, prochain concert de la formation messine, sous la battue de Jacques Mercier, son directeur (Schönberg, Strauss et Mahler par l’excellent Michał Partyka).
BB