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Chroniques
Parsifal | Perceval
Bühnenweihfestspiel de Richard Wagner
Pour sa quatrième année de présence sur la colline, cette production de Parsifal a été (une fois de plus) accueillie avec le succès qu'elle mérite. Rarement on aura poussé aussi loin le souci du détail et ambitionné autant de lectures différentes dans une mise en scène. Le travail du Norvégien Stefan Herheim repose sur la combinaison de plusieurs éléments avec différents niveaux de lecture. En dehors du livret lui-même, il retient Bayreuth et l'Allemagne, deux entités distinctes qu’il fait apparaitre comme deux personnages à part entière. Chacune de ses pistes trouve écho et justification grâce à plusieurs grilles de lectures : biographique, psychanalytique, historique.
On peut certes se contenter de dire qu’Herheim a voulu superposer les trois actes de Parsifal avec le déroulement chronologique de l'Histoire allemande de la fin XIXe siècle à nos jours. C'est sans doute la partie la plus visible mais également la plus superficielle de sa proposition. L'intérêt est moins dans la linéarité temporelle que dans l'approche poétique de la notion temporelle. « zum Raum wird hier die Zeit » (« Ici le temps devient espace ») : ces mots de Gurnemanz se retrouvent littéralement dans les intentions du scénographe. Il en résulte une apologie de la mise en abyme ainsi qu'un traitement proustien de la notion temporelle. Le ressassement et le retour des motifs musicaux, les effets de réapparition et de symétrie conviennent parfaitement à cette approche littéraire de la trame opératique. Rien ne ressemble plus à une fin qu'un début : dès le prélude, on assiste à la mort d'Herzeleide, mère de Parsifal, qui revient sous les traits de Kundry. Le personnage est double, incarnant à la fois amours maternel et charnel. Derrière cette dualité du personnage et le fantasme produit, on est confronté d'emblée au déploiement d'un continuum d'illusions, une trame onirique qui mélange les époques et plonge visuellement et musicalement dans un système complexe de réminiscences. Cette caractéristique, essentielle chez Proust, est ici à l'œuvre. Le temps musical de Wagner est un flux dans lequel il y a bien des successions de thèmes, mais sans direction définie, hors de toute signification. Le continuum nie l'arbitraire de la mesure du temps.
Stefan Herheim a parfaitement saisi cette caractéristique et n'hésite pas à montrer plusieurs scènes simultanées. Comme dans la phénoménologie proustienne du temps, le flux sonore de l’œuvre ne correspond pas toujours au souvenir qu'on en garde. Certains objecteront la disparition de l'élément religieux, relégué au second plan par l'attention portée au traitement du souvenir et du temps. Cette mise en scène évite l'écueil du Bühnenweihfestspiele, projet impossible, embourbé dans son oxymore. Pas de religieux donc, mais des apparitions mystérieuses, fantasmatiques. Dans tout le premier acte, c'est un ballet inquiétant de personnages avec des ailes sombres – sans qu'on puisse déterminer au juste s'il s'agit d'anges ou de démons (sans compter l'allusion politique à l'aigle prussien). Comme pour mieux célébrer le mélange d'onirisme et de symboles (le cycle naissance, amour, sommeil, mort), le lit sert de lieu de passage dans lequel apparaissent et disparaissent les personnages sans que le spectateur s'en rende véritablement compte. Tantôt l'enfant est attiré dans les bras de la mère-séductrice et disparaît dans les draps, tantôt le corps de la mère morte ressurgit… Autre image fugace et saisissante : l'enfant qui s'allonge au fond d'une baignoire et en ressort avec un visage de vieillard.
La décoratrice Heike Scheele a choisi de faire se dérouler toute l'action alternativement à l'extérieur et à l'intérieur de la Villa Wahnfried, propriété de Wagner à Bayreuth. Cette présence continue agit comme un personnage muet. Le réalisme saisissant du décor est poussé à l'extrême comme pour mieux signifier l'imbrication du lieu historique et fictionnel. Le tombeau de Wagner, toujours visible sur le proscenium, sert de témoin au défilement temporel et narratif qui s'opère sur le plateau. Le rideau tombe au moment où les chevaliers du Graal, passés du statut d'aristocrates à celui de soldats du Reich, partent combattre sur les champs de bataille de la Première guerre Mondiale.
L’Acte II est plus sobre en termes de sollicitations et de réminiscences. Les filles-fleurs en infirmières réconfortent les survivants du conflit dans une ambiance de sanatorium et de cabaret berlinois. La thèse qui consiste à faire correspondre la montée du nazisme avec les sortilèges de Klingsor est audacieuse mais trouve sa justification. Klingsor est l'Ange bleu, le double grossièrement fardé et travesti de Marlene Dietrich dans le film de Josef von Sternberg. L'association trouve son sens dans le réseau multiple de correspondance que nous avons indiqué plus haut : sensualité exacerbée, personnage inverti et castré par désir de chasteté, sorcier et démon, etc. Rien ne semble imposé comme provenant de l'arbitraire de la mise en scène. Il s'agit d'un va-et-vient entre la perspective historique et le livret, cette histoire avec majuscule/minuscule. Le croisement de ces deux perspectives permet de souligner des éléments communs dans l'une ou dans l'autre, l'une par rapport à l'autre.
La destruction partielle de la Villa fait écho à celle du Reichstag.
La renaissance de ces deux lieux emblématiques ainsi que la réouverture du festival en 1951 servent de ligne rouge à l’Acte III. Non relégué au second plan, le livret apparaît en filigrane comme pour rappeler l'inscription de la fiction dans l'Histoire. Au détour d'une scène, même le très anodin jet d'eau dans le parc de Wahnfried trouve sa justification scénique lorsque Parsifal fait jaillir la source des fonds baptismaux. Stefan Herheim connaît parfaitement l'imagerie classique de l'opéra et les références picturales (la Germania de Friedrich August von Kaulbach, les décors peints de la création, etc.). On retrouve les perspectives explorées en son temps par le cinéaste Hans Jürgen Syberberg. Le décor est donné à voir, non en tant que perspective nostalgique ou reconstitution historique, mais en tant que fonction théâtrale pure. Le dernier acte figure la scène dans la scène, nouvelle mise en abyme, cette fois-ci du théâtre de Bayreuth lui-même, comme si toute la séquence du retour de Parsifal et de l'enchantement du Vendredi Saint façon Wieland Wagner 1951 était trop connotée ou trop forte pour être montrée sans second degré. Par effet de distanciation, on se regarde écouter – impression amplifiée par la bascule finale de l'immense miroir qui donne à voir la salle et le chef.
À la complexité et au brassage onirique du début répond l'ataraxie humaniste en conclusion. Les variations symboliques fluctuent au rythme d'un rêve dans lequel on perdrait toute logique d'enchaînement. Les modulations de l'espace scénique sont étourdissantes de virtuosité technique et donnent pleinement son sens au fait de représenter cette mise en scène dans ce lieu. Nulle part ailleurs l'ouvrage ne prendrait une telle dimension : c'est sans doute la plus grande réussite de Stefan Herheim que d'avoir unifié la dimension de son travail et l'identité de la scène bayreuthienne. Ce n'est rien de moins que le projet de Wieland Wagner à la réouverture du festival, dont le slogan « Hier gilt's der Kunst » est projeté au troisième acte.
La distribution a évolué au fil des années, avec des bonheurs variables mais une cohérence jamais en défaut. On peut objecter que la disposition scénique a parfois certains effets sensibles, notamment au III où l'encombrement du proscenium et les changements de décor perturbent la projection naturelle des voix (notamment les soprani placées très haut dans les cintres). Le chœur navigue partout ailleurs au delà des frontières communément appelées perfection. Bayreuth est une fois de plus le lieu incontournable pour pouvoir se faire une idée du niveau atteint par Eberhard Friedrich et ses troupes.
Malgré des qualités techniques remarquables, Simon O'Neill ne parvient pas à faire oublier la présence vocale et scénique de Christopher Ventris. La projection héroïque est davantage celle d'un Siegmund ou d'un Tristan, elle déplace son Parsifal vers des rivages moins spirituels du répertoire wagnérien. La voix est située assez haut dans le masque, ce qui a pour effet d'user d'un timbre qui nasalise dangereusement les voyelles. Le Gurnemanz de Kwangchul Youn a de beaux restes et sa présence ininterrompue depuis 2008 atteste l'importance du chanteur au sein de cette production. La voix est toujours superbe de galbe et de couleur, même si on relève une fâcheuse tendance à se tasser dans le grave et le fait qu'elle se devient mate et perde du relief avec le temps. Detlef Roth compose un Amfortas torturé, impuissant à secouer le joug qui l'accable. La voix manque du poids nécessaire, surtout dans les limites aiguës de l'ambitus, chantées à découvert et sans pouvoir trouver ses marques. Susan McLean est une Kundry robuste mais monotone. Dans le premier acte, elle ne manque pas de raucité animale lorsque le texte l'y invite, en particulier toutes les bribes incohérentes de discours ; dans le second, elle est plus à son aise, mais certainement plus matrone que véritablement sensuelle dans son « Ich sah' das Kind… » On regrette à ce propos qu'ait été abandonnée l'idée de Karajan à Salzbourg de rendre la dualité du personnage en le faisant interpréter par deux voix différentes. En définitive, la seule déception vient du Klingsor de Thomas Jesatko, en méforme totale.
Daniele Gatti dessine des contours harmoniques d'une infinie douceur et privilégie une longueur de note assez ample (surtout dans le premier acte). Cette dominante contemplative ne cède jamais à l'extase. Il prend le risque courageux de battre à rebours du rythme visuel parfois exubérant de la mise en scène. Même si le concept de lenteur n'a pas cours dans une œuvre comme Parsifal, on peut remarquer qu'elle ne constitue pas chez lui un but en soi mais plutôt la conséquence d'une « urgence de la respiration » qui permet de détailler par le tempo les strates de sens et de motifs qui constituent la partition.
C'est à Philippe Jordan que reviendra l'honneur, l'an prochain, de diriger la captation vidéo de cette production, avec certainement des choix différents mais non moins captivants que son confrère milanais. Pour se consoler, il s'agira de ne pas manquer la venue à Paris de cette distribution, placée sous sa direction à la tête de l'Orchestre National de France en mars prochain. Salzbourg 2013 a déjà prévu de réunir Stefan Herheim et Daniele Gatti pour des Meistersinger prometteurs.
DV