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Chroniques
Orchestre de l'Opéra de Rouen Normandie
Andreï Korobeïnikov et Ben Glassberg
Sur la corde raide tendue par Sergueï Rachmaninov il y a près de cent dix ans s'épuisent tant d'interprètes. À la lumière du splendide Shine, film australien à grand succès (Scott Hicks, 1996), le Concerto en ré mineur Op.30 n°3 s'élève comme l'ultime défi d'apprentissage, extrêmement éprouvant, lancé aux plus hardis virtuoses par le compositeur traversant l'Atlantique, pour la première fois, à l'automne 1909.
Le visage effacé, Andreï Korobeïnikov signe, dès la séduisante entame, un nouveau passage remarqué en France [lire nos chroniques du 24 juillet 2009, du 11 janvier 2010, du 18 octobre 2013, des 10 juin et 6 septembre 2018], cette fois aux côtés de l'Orchestre de l'Opéra de Rouen Normandie, dirigé par le jeune chef anglais Ben Glassberg. Passée l'agréable cadence du premier mouvement, les musiciens donnent leur meilleur dans cet incroyable dialogue complexe, parfois traversé par la fascinante mélodie initiale. Violente puissance et fine clarté dans le jeu pianistique laissent le public abasourdi, puis alangui par les méandres d'une œuvre riche, poignante et perturbante. Elle passe comme un rêve fou, surtout chargé de romantisme mais aussi de sensualité, à la toute fin. À l'ovation rouennaise Korobeïnikov répond en ajoutant à son actif deux préludes de Rachmaninov (Op.23 n°5 et Op.3 n°2), pleins de vitesse et de maîtrise, laissant une impression grandiose.
La nuit s'étend à un autre pan de la Russie, avec la Symphonie en mi mineur Op.64 n°5 de Piotr Tchaïkovski. Tel un léger souffle sur le bortsch, les cordes amorcent délicatement l'entrée en douceur des clarinettes. La direction de Ben Glassberg favorise l'expression ample du lyrisme évident de Tchaïkovski, de la tristesse frissonnante à l'engouement un peu pompier, en suivant l'application et l'audace originales (depuis la création par l’auteur en 1888) propres à exprimer la noblesse avec classe et vifs éclats. À grands renforts de percussions, une saisissante terreur suit les belles couleurs et l'onirisme dans l'Andante cantabile. Le moins étonnant de la verve jaillit aux tournants de la valse, fantastique voyage comme pour la lune, acheminé par la gracilité de l'orchestration et la propulsion des caresses de timbales, l'alchimie des cordes et des anches doubles. De délicieuses pages, brillantes en ce qu'elles contiennent de sincérité et de philosophie personnelles, sur la recherche du bonheur, trouvent une exécution mélodique et harmonique idéale, si bien que l'orchestre paraît chavirer en émettant de superbes appels, au loin. Les splendeurs du Finale, d'abord tonitruant, puis au tracé fabuleux, mènent l'audience au plaisir symphonique, les yeux bien fermés, la concentration récompensée d'emmagasiner toutes connaissances laissées par l'illustre Pétersbourgeois disparu il y a cent vingt-cinq ans.
Auparavant, l'Ouverture de Rouslan et Lioudmila, opéra de Mikhaïl Glinka créé en 1842 [lire nos critiques du CD et du DVD], frappait par l'entrain et la vivacité, l’orchestre cornaqué par Glassberg gravissant allègrement d'immodestes montagnes russes semblant s'élever de manière symétrique. « Ouverture enflammée, ardente, solennellement joyeuse », en écrivit Tchaïkovski en 1872 (traduction d’André Lischke).
FC