Recherche
Chroniques
Orchester der KlangVerwaltung, Enoch zu Guttenberg
Passio Domini nostri J.C. secundum Evangelistam Matthaeum BWV 244
À Berlin, les Passions se succèdent, du temple à l’église en passant par la salle de concert, sur instruments anciens, sur ceux d’aujourd’hui, par des baguettes d’aujourd’hui comme par celles qu’on dit « baroques », bien d’aujourd’hui aussi. Ainsi le Brandebourgeois peut-il goûter diverses approches de l’universelle Matthäus Passion de Johann Sebastian Bach et, si curiosité lui en prend demain, l’une des trois hambourgeoises Matthäus Passion de Carl Philipp Emanuel Bach ou encore ses Johannes et Markus qui, de Schöneberg à Wedding en passant par le Kulturforum, jalonneront ce Karfreitag.
Plutôt que Wilmersdorf pour y entendre la Johannes Passion de Schütz (1668), c’est le Zirkus Karajani que nous avons élu : nous y retrouvons la Passio Domini nostri J.C. secundum Evangelistam Matthaeum BWV 244 de Jean-Sébastien (1727-35) par Enoch zu Guttenberg et son Orchester der KlangVerwaltung. Autant dire que nous souhaitons confronter l’écoute à différentes approches du chef-d’œuvre, celle-ci étant à situer à l’exact opposé de l’exécution de Ton Koopman entendue mardi [lire notre chronique du 15 avril 2014], cela va sans dire.
Parmi les solistes, nous retrouvons Falko Hönisch dans un Jésus en meilleure forme qu’avant-hier. On apprécie la rondeur du timbre, la douce autorité d’une émission toujours parfaitement posée, la présence délicatement nuancée. L’annonce de la chute de son cénacle à ses disciples (14) laisse pantois et quasiment knockout la célèbre plainte araméenne (61). Les parties de soprano ne sont guère avantagées par la prestation exsangue de Carolina Ullrich. Olivia Vermeulen commence plutôt bien (Buß und Reu, 6), mais se fragilise vite, avec un « Ach! » d’ouverture de seconde partie cruellement instable et un Erbarme dich (39) trop approximatif. Directionnel et expressif, le ténor Manuel König s’avère habile, bien que manquant un brin d’assurance. Pour avoir été l’un des enfants du fameux Thomanerchor de Leipzig, Stephan Genz connaît son Bach sur le bout des doigts ; il campe un robuste Judas, un Pierre de haute tenue, et magnifie toutes les parties de basse à lui être confiées.
Enfin, Daniel Johannsen livre un Évangéliste passionnant. Il possède la clarté requise, la présence à la fois incisive et discrète, le naturel. Voilà une voix qui jamais ne force, lumineuse et tendre, qui conduit sensiblement sa dynamique. La maîtrise technique du ténor autorise des pianississimi soigneusement timbrés, quand la souplesse de l’organe favorise des voix mixtes d’une précision et d’un impact rares.
Pointant du doigt non sans quelque bellicosité le désir d’authenticité des acteurs du renouveau baroque, Enoch zu Guttenberg s’attache avec ferveur au texte sacré, dit-il. En quoi s’ingénier à atteindre en la recréant – compte parfaitement tenu des aléas de l’histoire de l’interprétation comme de celle de l’écoute, non négligeable – serait-il antagoniste avec un respect du texte sacré ? Tout dépend ce que l’on veut comprendre dans cette idée. Si, dans l’enregistrement qu’il en signait il y a une dizaine d’années [lire notre critique du CD], le chef s’avérait soucieux d’un certain équilibre et « collait » assez justement avec son propos, la prestation d’aujourd’hui le placerait plutôt dans une radicalité des plus réactionnaires.
Pour entendre le texte, on l’entend, aucun doute. Mais l’engagement s’effectue par le biais d’une extrême théâtralité, dès l’introït du premier chœur, tragique en diable. Grand impact, qui impressionne l’oreille, reconnaissons-le, et osons même dire que le déploiement de la masse chorale revêt une impulsion assez « sexy ». Herzliebster Jesu (3) confirme un travail de sculpture dans un matériau fort de son effectif et de sa ferveur plutôt que d’un muscle sainement entraîné. Une expressivité « infernale », pour ainsi dire, habite les inserts suivants (4b, 4d). Loin d’être inintéressante, cette option oscille entre d’incontestables qualités et des excès qui frôlent la caricature. Ainsi de la volonté d’intensément modeler à chaque fois un nouveau visage au choral en convoquant des effets de dynamique parfois disgracieux (10) – troisième couteau. Ainsi d’attaques violentes, voire myocardiopathogènes (27b). Ainsi d’une barbarie proprement scandaleuse (45), ou de Laß ihn kreuzigen! de train-fantôme (50b). Le contraste est d’autant plus grand avec la foi confiante d’Erkenne mich, mein Hüter (15), le velours rassérénant d’Ich will hier bei dir stehen (17), le secret PPP de Befiehl du deine Wege (44), de toute splendeur, l’émouvante fragilité infantile d’O Haupt voll Blut und Wunden (54). De fait, l’assemblée touchée se recueille en un lourd silence après un Wenn ich einmal soll scheiden déjà émis comme de très loin (Lorsqu’il me faudra partir un jour…) : l’écoute est suspendue au drame chrétien.
Entre film de monstres et caresse heuristique, Enoch zu Guttenberg affirme donc une vision très personnelle qui pourrait convaincre, n’était de son pathos l’implication un rien « fanatique » – le mot est sans doute excessif, mais c’est bien vers lui que tend cette remarque. Le puissant enthousiasme de la conclusion, prise dans une cordiale énergie, laisse mal à l’aise : « en pleurant nous nous asseyons… » (68), disent-ils, quand les « …yeux se ferment dans la joie »… ici, c’est dans le sacrifice le plus païen que se dépale l’exégèse musicale – gotik.
BB