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Chroniques
Nabucco | Nabuchodonosor
opéra de Giuseppe Verdi
Le lien entre opéra et politique semble au plus fort dans Nabucco, tant le troisième ouvrage lyrique de Giuseppe Verdi, créé à la Scala en 1842, se trouve vite en phase avec le Risorgimento, mouvement pour la liberté de l’Italie. Le chœur des esclaves s’imposera à la hauteur d’hymne national. Cet étonnant accord entre art et militantisme, aujourd’hui très clair au regard de l’Histoire, s’est établi avec un léger contretemps, comme le précise l’italianiste savoyarde Aurore Frasson-Marin :
« Verdi n’ignore certainement pas les propos de Giuseppe Mazzini, le théoricien du Risorgimento, qui en 1836, sous le titre de Filosofia della Musica, avait tenu des propos critiques sur “la crise” de l’opéra italien jugé trop superficiel, trop concentré sur la recherche de sensations momentanées et qui suggérait que le chœur devienne, dans le drame musical moderne, “une véritable représentation de l’élément populaire”. Mais contrairement aux premières thèses historiographiques, ce n’est qu’après les autres reprises de Nabucco à Florence, Venise, Rome, Bologne que le mélodrame s’impose comme le chant du Risorgimento. Bien plus efficace que ne pouvaient l’être la littérature et le grand roman populaire de Manzoni I promessi sposi (Les fiancés,1821) qui aura tout de même contribué à faire du toscan la future langue nationale, avant même que l’unité ne se réalise. Dans une population analphabète à 90% qui adore la musique, le mélodrame est le meilleur vecteur de communication. Déjà l’air du chœur de Nabucco est repris dès les répétitions par les techniciens puis par le public, on le siffle dans les rues au nez et à la barbe des soldats autrichiens, il fera le tour de la péninsule et de l’Europe » (in Verdi et le Risorgimento : temps fictif, temps de l’histoire,communication de 2011).
Et cette vogue perdure jusqu’aux rivages du Léman, puisqu’en clôture de la saison genevoise, la metteure en scène Christiane Jatahy signe un Nabucco expérimental qui place l’essentiel Va, pensiero au cœur d’un audacieux dispositif participatif rapprochant, dans l’enceinte du Grand Théâtre, chanteurs professionnels et chanteurs amateurs. Au centre d’un décor nu tout en largeur, selon la scénographie de Marcelo Lipiani et Thomas Walgrave, deux immenses miroirs amovibles reflètent nettement, et de manière parfois troublante, le spectacle très contemporain, dans les costumes d’An D’Huys, tenues passe-partout de protagonistes proches du public, à plus d’un titre. En effet, par une transposition vigoureuse, les héros de l’argument biblique sont entourés de figurants et d’artistes du Chœur du Grand Théâtre aux oripeaux salis par le drame de migrants pataugeurs ou recouverts d’une burqa de mariée – premier élément du moodboard présenté en brochure de salle. Mais encore sont-ils filmés en direct, les images étant retransmise au fond de la salle à travers un joli filtre de couleur. Outre ces nombreux gros plans, la grande exposition d’intimité confuse est poussée jusqu’à la pure et simple abolition de l’espace scénique, faisant enfin chanter artistes et spectateurs au parterre, dans les travées ou au balcon.
Étrangement présenté, le melodramma convainc par son rythme effréné, la sincérité de son message poétique et humaniste, et par son absence générale de misérabilisme, bien que sous l’éclairage cru signé Thomas Walgrave. En dépit de surprises acoustiques, comme lorsque la masse vocale englobante nuit à l’orchestre toujours resté en fosse, tous les chanteurs, irréprochables, ravissent les amateurs de bel canto, dans l’écrin verdien offert par l’Orchestre de la Suisse Romande et le chef Antonino Fogliani, à la robuste poigne [lire nos chroniques de Giovanna d’Arco, Maria Stuarda, Semiramide, Guillaume Tell, L’Italiana in Algeri, Aida, La Cenerentola, Elisabetta, regina d’Inghilterra, Turandot, Ermione et Macbet à Munich]. Ainsi le tonus de la Sinfonia aux contrastes bien marqués déborde-t-il généreusement du chœur, également capable d’éruptions pour accentuer la puissance patriotique.
Bien tenu par la basse Riccardo Zanellato, Zaccaria, le prêtre hébreu, a tout du politicien populiste, prêt à se charger lui-même de la caméra tout en déclamant une cavatine à la ligne épurée... comme pour mieux manipuler son monde [lire nos chroniques de Luisa Miller à Lyon et à Parme, I puritani, Mosè in Egitto, Macbet à Lyon, Norma, Don Carlo, Messa da Requiem et Attila, enfin de Simon Boccanegra à Lyon, Liège et Parme]. La cabalette suivante, imparable pour l’ardeur et pour le souffle, s’achève sur de jouissifs triolets avant l’aperçu de deux superbes voix, celle du mezzo Ena Pongrac en Fenena, captivante dans on air final [lire nos chroniques de Káťa Kabanová, Maria Stuarda et Parsifal], et celle du ténor Davide Giusti, Ismaele tout de charme confiant, à terre, un amour vaillant [lire nos chroniques de Die lustigen Weiber von Windsor, Nabucco, La traviata et La bohème à Massy puis Avignon] À leur opposé, portée par un orchestre maléfique à souhait, arrive la perfide Abigaille incarnée par le soprano Saioa Hernández, admirable dans l’émission d’une largeur impressionnante et néanmoins proprement émincée par le chant [lire notre chronique de Francesca da Rimini].
Plus délicieuse encore, l’apparition du roi Nabuchodonosor montre vite les signes d’une prise de rôle réussie de Nicola Alaimo, authentique baryton verdien, par ailleurs fin comédien jusqu’au délitement du personnage [lire nos chroniques de La forza del destino, Torvaldo e Dorliska, I pirata et La gazzetta]. Après sa cabalette coffrée à merveille et aux accents surprenants, le concertato bien lancé déchaîne un déluge d’eau et de vidéo, traversé par la fureur du rôle-titre et d’une fosse tout aussi sublime. Tandis que William Meinert imprime une juste nervosité au Grand Prêtre, Abigaille soigne l’aria avec beaucoup de finesse. Mais l’écart entre fond et forme se creuse à travers les repères de la partition, dans la conséquente représentation d’un curieux jeu théâtral près de transformer des personnages historiques en simples amateurs dans la dégradante course actuelle à l’individualisme. Le triomphateur de la soirée reste la formation chorale, extrêmement sollicitée, jusqu’au tant attendu Va, pensiero, doux comme une brise caressante.
Sitôt le rideau tombé, il sera d’ailleurs resservi a capella à travers les rangées de fauteuils, avec les paroles en sous-titres et sous de vives lumières en salle (comme un karaoké peu suivi). Entre-temps, d’une touche contemporaine proche de la musique de film, un bref intermezzo composé par Antonino Fogliani aura refermé ce Nabucco sensationnel, donné à une heure inusitée. Le dimanche soir ressemble alors moins à la fin d’un cycle routinier qu’à l’aube d’une nouvelle extinction de masse.
FC