Chroniques

par nicolas munck

Musica Ricercata et Études de Ligeti par Florent Boffard
La lontananza nostalgica utopica futura de Nono par par Gidon Kremer

La Folle Journée / Cité des congrès et Lieu Unique, Nantes
- 2 et 3 février 2018
La Folle Journée 2018 : le pianiste Florent Boffard joue Ligeti et Stravinsky
© simon van boxtel

Suite à une vingt-troisième édition faisant la part belle à la danse par le truchement du rythme des peuples [lire nos chroniques des 4 et 5 février 2017], l’édition 2018 de La Folle Journée nantaise prend un tour plus politique. En effet, et derrière cette invitation à emprunter les chemins d’un monde nouveau, c’est bien la thématique de l’exil qui s’impose comme fil conducteur de cet opus festivalier. Ce dernier se décline en deux axes principaux : l’exil contraint, pour les grandes figures musicales du XXe siècle, forcées de quitter leurs pays d’origine face à la montée des totalitarismes, ou l’exil choisi. L’ensemble de la programmation prend une forte coloration vingtièmiste (Stravinsky, Prokofiev, Rachmaninov, Hindemith, Bartók, Korngold, etc.) sans pour autant négliger, au siècle précédent, la figure essentielle de Fryderyk Chopin, victime de l’insurrection de novembre 1830 et véhicule expressif d’une forte identité polonaise. Face à la densité d’un programme parfois épineux à décortiquer, nous avons privilégié les menus mettant explicitement à l’honneur les compositeurs exilés.

Vendredi matin, 11h. Nous retrouvons avec plaisir les travées et l’ambiance (encore calme en cette fin de matinée) de la Cité des congrès et la salle Robert Desnos (mort en 1945 au camp de Terezín, en Tchécoslovaquie) pour le récital de Florent Boffard [photo]. Deux créateurs en exil(s), à la portée universelle, composent cet habile agencement : Stravinsky et Ligeti. Le premier fut privé de sa Russie natale par la révolution bolchévique, tandis que le second est un double déraciné, juif pendant la guerre et non conforme aux codes esthétiques de la doctrine soviétique pendant la guerre froide. Après une présentation aussi pertinente que synthétique de la forte composante rythmique et désarticulée des pièces sélectionnées par ses soins, l’interprète se lance avec énergie dans le Sostenuto-Misurato-Prestissimo de Musica Ricercata (1951-1953). De ce passionnant recueil de onze pièces, entre hommages et contraintes, le pianiste en retient sept, mais sans ôter à l’ensemble substance et cohérence. La clarté de jeu et la haute conscience analytique du musicien fascinent toujours autant et rendent parfaitement audibles les infinies variations timbriques et dynamiques. Au cœur du récital, deux courtes pièces d’Igor Stravinsky – Tango (1940) et Piano-rag music (1919) –, dans lesquelles l’Argentine et les influences du jazz rencontrent un univers fait d’ostinati, d’accents décalés et d’éléments de bitonalités, constituent une transition idéale vers le retour à Ligeti. Cette fois, les extraits sont tirés des deux premiers livres des Études (1985-2001) – Der Zauberlehrling se fait l’unique représentant du second. La sélection fait presque office de sur-mesure pour le pianiste qui parvient à maintenir une tension rythmique et expressive bien palpable. Une entrée en matière idéale !

L’Ultime étape de notre deuxième journée ici (samedi) a pour cadre le Grand atelier du Lieu Unique, symbole fort du passé industriel nantais, pour une œuvre mixte de Luigi Nono (1924-1990), le détonnant Madrigale a più « Caminantes ». Certes, le compositeur vénitien n’est pas un musicien représentatif de l’exil contraint, mais son œuvre est toutefois fortement teintée par son engagement politique auprès du parti communiste italien. Cette dimension est largement présente dans le cadre du festival. Par une confrontation du violon à l’électronique,La lontananza nostalgica utopica futura (1988) propose un travail proche des techniques madrigalesques. Ainsi, pour Nono les « bandes magnétiques se mêlent, telles les voix des madrigaux au violon solo et à la musique live-électronique – les voix de tant de Caminantes/Voyageurs ». Tous les sons électroniques sont tirés, sans traitements ni effets, des sons originaux du violon de Gidon Kremer. Chance inouïe, le soliste de la création est présent pour défendre l’œuvre !

Assez rapidement, un sentiment de malaise s’installe dans le public. Derrière nous, trois jeunes hommes ne peuvent retenir rires et signes incontrôlables de nervosité. De nombreuses personnes quittent la salle dans les vingt premières minutes et l’incompréhension est palpable à la sortie du concert. Peut-on, pour autant, blâmer le manque d’ouverture du public alors qu’il vient de bonne foi et possiblement en quête de découverte ? Assurément, non. Le problème repose plutôt sur les choix de programmation ou, plutôt, sur la mise en valeur des œuvres programmées. Si, dans bien des cas, nous estimons qu’il est important de préserver le contact direct avec une œuvre pour laisser s’exprimer le choc esthétique, il semble que cette œuvre aurait méritée quelques éclairages synthétiques – la présence de l’interprète créateur était une aubaine à saisir ! La lontananza nostalgica utopica futura se refermant dans la même veine que son entame, le public quitte la salle un peu sonné et probablement pressé de retrouver l’extérieur. Comme une légère impression de gâchis…

NM