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Chroniques
Misato Mochizuki | Quark II
Stéphane Magnin | Ant’inferno
Avec ce programme Imaginer l’Orient, l’Ensemble Orchestral Contemporain poursuit une investigation qui l’a régulièrement mené dans les univers de compositeurs extrême-orientaux. Ce n’est cependant pas à proprement parler le cas ce soir : l’Orient de Pierre Boulez est présent via l’instrumentarium percussif florissant plutôt que dans la forme elle-même, et celui de Stéphane Magnin filtre les limites de l’horizon méditerranéen via la galaxie pasolinienne, hommages étant ici rendus tant au poète frioulan assassiné il y a quarante ans (2 novembre 1975) qu’au musicien d’origine montbrisonnaise, cher au cœur de Daniel Kawka – souvenez-vous la regrettée biennale dont nos colonnes s’étaient passionnément faites l’écho [lire nos chroniques des 11, 12, 13 et 14 novembre 2004]. En revanche, la création d’une nouvelle œuvre de Misato Mochizuki propulsera immanquablement l’auditeur dans la pensée japonaise.
Dès l’immédiat après-guerre, le jeune Boulez se saisit de la poésie de René Char – nous sommes en ces années des Notations, de la Sonatine, de la Première Sonate, du Livre pour quatuor et des Structures [lire notre critique du CD, nos chroniques du 4 décembre et du 2 novembre 2015, enfin celle du 10 décembre 2012]. Ainsi la première version du Visage nuptial voit-elle le jour en 1947, Le soleil des eaux arrivant dès 1948, quand l’écriture du Marteau sans maître est entreprise juste après la révision du Visage (mouture de 1952), son premier achèvement de 1954 étant créé par Hans Rosbaud à Baden Baden au printemps 1955.
Aux alto, guitare, flûte, xylorimba, vibraphone et percussion de l’EOC se joint la voix de Marie Fraschina dont l’appareil mélodique est subtilement tissé dans la forme de cette page emblématique du génie boulézien – soixante-et-un ans plus tard, cette distribution particulière du poème continue de fasciner. Ainsi le fort organique Commentaire I (Bourreaux de solitude) succède-t-il à l’Avant l’Artisanat furieux, ce moment n’arrivant qu’en troisième place. Est-ce une bonne idée que de convoquer un comédien pour introduire chaque passage chanté de la déclamation des vers correspondants ? Rien n’est moins sûr… si ce n’est à aérer quelque peu la facture encore lapidaire de ce Boulez-là, peut-être. Le poids du chant révèle la rudesse très incarnée de Char comme la fragmentation boulézienne de l’héritage viennois. Sur ces mélismes de flûte, la précision de l’intonation et la prégnance de la diction sont simplement exemplaires. Après le bref Commentaire II (Bourreaux de solitude), ici fort leste, le premier Bel édifice et les pressentiments fait tournoyer sa virtuose fantaisie jusqu’à l’extinction envoûtante de la voix. Sur l’aura campanaire de Bourreaux de solitude se dessine l’élan vocal, impérieux. Deux mouvement instrumentaux sonnent ensuite, le véloce Après l’Artisanat furieux puis Commentaire III (Bourreaux de solitude), plus développé que ses prédécesseurs et résolument rythmique par-delà sa vigoureuse errance flûtistique. Le double de Bel édifice et les pressentiments conclut le cycle dans une expressivité résolument fertile, avec le Sprechgesang dru de Marie Fraschina et l’autorité des gongs.
Après l’entracte, place à la création, avec deux premières mondiales.
Il y a cinq ans, la compositrice japonaise Misato Mochizuki écrivait Quark pour percussion solo. Déjà il s’agissait d’interroger le chaos où, dans la tradition natale (Nihongi et Kojiki, VIIIe siècle), apparaît un dieu qui en crée deux autres afin de donner naissance à tout un monde imprévisible. Lorgnant non sans un bienveillant sourire sur la physique quantique, elle précise « scientifiquement tout est compliqué, mais à cette genèse le conte offre un accès facile ». Nous découvrons ce soir Quark II, concerto pour percussions et ensemble (commande d’État), sous les mailloches de Thierry Miroglio, son dédicataire. Il entre sur scène et fait tourner dans l’obscurité un doppelte Schwirrbogen, dont l’onde étrange se répand dans tout l’espace. « Je suis fascinée par ce qui ne se voit ni ne s’entend », dit l’auteure. Durant près d’une minute il ne se passe rien d’autre que cet impénétrable déplacement d’air imposant une écoute salutairement concentrée qui absorbe les sens. Le musicien entre dans l’ère instrumentale de sa pratique, actionnant toujours cette manière de fléau, et frotte délicatement les gongs, par-dessus ce bourdon omniprésent. Dans l’ombre, à la suite du chef arrivé seul (sain adieu au cérémonial habituel), les solistes de l’ensemble entrent peu à peu sur le plateau ; de même entrent-ils progressivement dans l’œuvre, après ce solo de cinq minutes. Le pianiste joue à même les cordes avec des baguettes, deux autres percussionnistes interviennent, la harpe cisèle des sons indéfinissables. Car Misato Mochizuki, dont nous n’avions entendu de création depuis longtemps [lire notre chronique du 17 novembre 2010], use des médias orchestraux pour convoquer les éléments [lire notre entretien de 2007]. Le doux vent des archets sur les bols de métal siffle énigmatiquement dessus le crépitement pizzicato des cordes. Air, eau et feu donnent naissance à un crescendo extrêmement étiré où contraste le vigoureux lion-roar, Quark II s’élevant jusqu’au déchaînement. Aux multiphoniques des bois de s’écrier, dans une démesure énergétique savamment calculée jusqu’au final solo, forte frappe de la grosse-caisse brouillée par une chaîne métallique, souplement approfondie par sympathie en deux congas.
Il y a quelques années, l’EOC donnait le jour à Monde flottant de Stéphane Magnin. La formation retrouve le compositeur français avec Ant’inferno qu’elle lui a commandé. D’une durée similaire à Quark II (environ dix-sept minutes), ce nouvel opus étoffe l’instrumentarium (trombone, cor et trompette en sus) et réunit une véritable armada d’objets percussifs insolites pour « ouvrir » son enfer. Le titre fait référence au vestibule de l’enfer, premier épisode de Salò o le 120 giornate di Sodoma, dernier film de Pasolini (libre interprétation du roman de Sade, 1975). Encore s’inscrit-il dans le prolongement de Dante et un goût épris d’Italie, « avec ce que cela induit d’imaginaire et de violence », selon Magnin lui-même, qui rappelle que « chez le poète, l’enfer est un entonnoir » qu’il traduit via l’univers d’abord primaire du bruit. Attaque musclée, puis frottements, saturations et autres appels, pourrait-on dire, « fusées » et autres glissandos, sur une sorte de continuo à peine audible, danger latent d’où sourdent peut-être ces déflagrations brutales, puissantes. Le paysage musical est touffu, à l’instar de l’Enfer d’Hieronymus Bosch via I racconti di Canterbury de Pasolini (d’après Chaucer, 1972), un enfer que seulement l’on entrouvre – d’où la profuse imagination sonore plutôt qu’une illustration monumentale de l’immersion dans le pire. Qu’on ne s’y trompe pas : l’œuvre jamais se complait dans le sur-bruit : dans cette succession de brèves sections enchaînées, parfois sous un litage sans cesse changeant, des moments d’une extrême délicatesse subvertissent l’inexorable grenaison des effets klazō. Un souvenir d’une mélodie empruntée à une partition d’Ennio Morricone pour un film de Pasolini déjoue presque naïvement (comme cette morgue indicible de Ninetto, peut-être) deux verges effilées venues cingler l’oxygène de l’ensemble – on pense aux créatures « pointues » de La chute des anges (Bosch, encore) et, plus encore, aux diablotins ailés qui titillent de ces verges le saint mis à l’épreuve (La tentation de Saint-Antoine, toujours Bosch : ce tableau dont Pasolini avait affiché la reproduction sur le mur de son appartement romain). Stéphane Magnin laisse l’écoute de chacun se faire peur toute seule.
BB