Chroniques

par irma foletti

Manon Lescaut
opéra de Giacomo Puccini

Teatro Regio, Turin
- 26 octobre 2024
Arnaud Bernard met en scène MANON LESCAUT de Puccini à Turin...
© simone borrasi | teatro regio torini

Avec Manon Lescaut de Giacomo Puccini, créée in loco en février 1893, le Teatro Regio de Turin a une histoire particulière. C’est cette œuvre qui est à l’origine du projet Manon Manon Manon, initiative célébrant aussi le centenaire de la disparition du compositeur (1858-1924). Le metteur en scène Arnaud Bernard a conçu un spectacle complètement différent de sa Manon de Massenet [lire notre chronique de la veille], quoique toujours autour du cinéma français, ce soir plus précisément le réalisme poétique d’avant-guerre.

Cette relation au cinéma se fait très discrète au premier acte, avec quelques projecteurs visibles qui éclairent un vaste café années trente. Le plateau est continuellement animé : on s’attable, on commande, on s’invective, on porte des valises, on appelle par deux fois les voyageurs en partance pour Rouen, puis pour Lille, on monte au balcon à l’étage… soit de nombreuses saynètes simultanées qui, par moments, donnent le sentiment d’une agitation forcenée pour éviter à tout prix l’immobilisme – au contraire de la soirée de la veille qui figeait régulièrement l’ensemble. Le deuxième acte s’ouvre sur deux hautes parois blanches à moulures, délimitant un vaste intérieur très clair. On y projette des extraits des Enfants du paradis (1945) de Marcel Carné sur le scénario de Jacques Prévert. Manon prend alors les apparences du personnage de Garance, incarné à l’écran par Arletty, entourée des personnages du film. À un moment donné, l’image se fige sur le visage de Baptiste, joué par Jean-Louis Barrault, pendant l’air de Manon, In quelle trine morbide.

L’intermezzo, joué en début du III après le second entracte, est agrémenté des projections, en avant-scène, d’extraits de Quai des brumes (Marcel Carné, 1938) où Jean Gabin embrasse Michèle Morgan, étreinte enchaînée par d’autres célèbres baisers du cinéma. Tout comme l’opéra, le film se déroule au Havre : le rideau se lève sur la sombre et triste salle d’attente, en vue de l’embarquement pour l’Amérique. Après quelques images de bateaux dans la tempête – et les trucages d’époque, avec des maquettes, qui font sourire ! –, l’Acte IV fait défiler des images de désert derrière le couple allongé sur un plan incliné un peu étroit. L’agonie et la mort de Manon se déroulent sur scène, enfin, en même temps que la projection de la fin de Manon (1949) d’Henri-Georges Clouzot, le regard du spectateur étant toutefois irrésistiblement attiré par les gros plans cinématographiques sur Cécile Aubry et Michel Auclair.

Le soprano Erika Grimaldi dispose d’une voix typiquement puccinienne pour incarner le rôle-titre : dotée d’un timbre d’une agréable séduction, elle est capable de puissance dans l’aigu mais sait aussi s’accompagner d’un beau moelleux pour les passages les plus doux. Elle rend son personnage fort émouvant, en particulier au dernier acte avec l’air Sola, perduta, abbandonata [lire nos chroniques de Medea, Otello, Turandot à Turin et La donna serpente]. En revanche, le ténor Roberto Aronica ne convainc pas d’emblée en Des Grieux, rôle où il développe un chant certes volontaire et engagé, mais qui sonne athlétique au détriment de l’élégance. Cette première impression se dissipe par la suite, comme au cours des duos avec Manon, ainsi que pendant les deux derniers actes où plainte et souffrance sont des sentiments qui lui conviennent mieux [lire nos chroniques de Turandot à Peralada, Messa da Requiem, Stiffelio, Don Carlo et La forza del destino].

Alessandro Luongo fait entendre un solide Lescaut, baryton homogène sur toute la tessiture, sans disposer d’une puissance hors du commun dans le registre aigu, ni d’une projection arrogante [lire notre chronique de La bohème à Torre del Lago]. Son personnage susciterait presque de la sympathie, au contraire d’autres titulaires qui le tirent vers le cynique en utilisant davantage de noirceur dans la voix. Plus connu dans le répertoire buffo rossinien, Carlo Lepore se montre impeccable en Geronte di Ravoir, basse profonde au grain proche de ce rôle de barbon [lire nos chroniques de La grotta di Trofonio, L’elisir d’amore, Adriano in Siria, La serva padrona, Il signor Bruschino, Torvaldo e Dorliska, L’Italiana in Algeri, Il barbiere di Siviglia, La Cenerentola et La gazzetta]. Parmi les rôles secondaires, on retient aussi le joli ténor de Giuseppe Infantino en Edmondo, à l’ampleur limitée, surtout lorsqu’il chante perché sur le balcon en arrière-scène, au premier acte.

La direction musicale de Renato Palumbo séduit l’oreille tout du long, apportant de magnifiques contrastes en termes de nuances et de tempi, au fil d’une direction qui respecte au plus près les intentions du compositeur et qui magnifie sa partition. Dans ces conditions, la musique de Puccini semble couler avec un grand naturel, montrant aussi tout son éclat dans les grands ensembles. Les cordes forment un somptueux tapis et les bois sifflent en prenant le premier rôle par instants, dans l’acoustique très généreuse de la salle. Le chef [lire nos chroniques d’Il corsaro, Un ballo in maschera, Adriana Lecouvreur et La traviata] se montre attentif à la précision rythmique et aux détails d’écriture, tout en contrôlant le volume de l’Orchestra Teatro Regio Torino, parfois tout de même à la limite de couvrir les protagonistes. Le Coro del Teatro Regio est également bien en place et vaillant dans cet ouvrage qui paraît faire partie de l’ADN de la maison, contribuant ainsi au succès général de l’équipe.

IF