Chroniques

par bertrand bolognesi

Maeterlinck Bandwurmstil à Vienne
Zemlinsky et Schönberg par Alan Gilbert

Salle Pleyel, Paris
- 27 novembre 2010
Alan Gilbert à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Radio France (2010)
© daniel j. wakin

C’est bien l’art de l’ornement qui conduit de bout en bout ce concert, un ornement pris dans son acception la plus profonde. De l’œuvre du symboliste belge Maurice Maeterlinck, les musiciens s’inspirèrent largement. Bien sûr, il y a Pelléas et Mélisande, en 1892, dont Gabriel Fauré écrit la musique de scène six ans plus tard, comme Jean Sibelius en 1905, et qui inspire à Claude Debussy son opéra créé à l’Opéra-Comique (1902). N’oublions cependant pas l’opéra de Paul Dukas, Ariane et Barbe-Bleue, sur la même scène, au printemps 1907, et Sergeï Rachmaninov qui se penchait un an plus tard sur le drame Monna Vanna pour un opéra qu’il dut laisser inachevé, les droits d’adaptation de la pièce (1902) ayant été exclusivement cédés au mélodiste Henry Février dont l’œuvre connaîtrait les honneurs de Garnier en 1909. Plus tard, il y aurait L'Oiseau bleu de 1908 porté en 1919 sur les planches du Met’ dans la partition d’Albert Wolff, et plus tard encore – c’est le moins qu’on puisse dire : 2006 ! – le Genevois Xavier Dayer livrerait l’opéra de chambre Les Aveugles de 1891 [lire notre chronique du 20 juin 2006]. D’un inventaire qui promettrait d’accuser certaine longueur, on retiendra volontiers les cinq mélodies formant l’opus 24 d’Ernest Chausson, Serres chaudes, empruntant au recueil éponyme de Maeterlinck, et Sechs Gesänge op.13 mis en musique par le Viennois Alexander von Zemlinsky entre 1910 et 1913, tirés des Douze chansons publiées par le poète en 1896.

Soirée hautement symboliste, on l’aura compris, que celle programmée par l’Orchestre Philharmonique de Radio France. Contemporains de l’opéra Kleider machen Leute (d’après une nouvelle de Gottfried Keller), du somptueux Psaume 23, les Six chants sur des poèmes de Maurice Maeterlinck, souvent dénommés Maeterlinck Lieder, sont orchestrés pendant la composition du Quatuor à cordes Op.15 n°2 déjà plus agressivement expressionniste. Dix ans plus tôt, la viennoise Sécession exposait les chevelures emmêlées des curieuses silhouettes de Jan Theodor Toorop, dignes inspiratrices de Gustav Klimt, à l’instar des belles mélancoliques de Fernand Khnopff qui firent sensation dès 1898 dans la capitale impériale – deux artistes venus du nord (le premier est hollandais, belge le second) et peuplant leurs univers de cette morbidité amoureuse qui envenime les vers de Maeterlinck. Les créatures y arborent des jambes en lignes abstraites dont les courbes s’enchevêtrent jusqu’en forêts – autant d’ornements chargés d’inquiétants signifiants dûment laissés insignifiés.

Palais où une inconnue embrasse une reine surgit de nulle part, étoiles illuminant le péché qu’on choisit, filles aux yeux bandés d’or et sœurs demandant la mort à la mer, voici autant de naufragées que chante ici le mezzo-soprano suisse Yvonne Naef avec une délicate sensibilité d’expression. Die drei Schwestern offre l’inflexion mélodique d’un Hugo Wolf dans l’aura de l’orchestre d’Alban Berg, ce qu’Alan Gilbert, l’actuel patron du New York Philharmonic, placé ce soir à la tête du Philhar’, ne manque pas de faire entendre, profitant avec une gravité déroutante des finasseries instrumentales de Zemlinsky – ces ornements intrinsèques, pourrait-on dire. La voix, somptueusement homogène sur toute la tessiture, offre une couleur particulière, un velours mystérieux, jamais confortable cependant, à Die Mädchen mit den verbundenen Augen dont l’ultime couplet s’achève dans un désert saisissant. Après la faussement calme prière Lied der Jungfrau, la nauséeuse tristesse d’Als ihr Geliebter schied, et avant le conclusif Sie kam zum Schloß gegangen, marche quasi mahlérienne suspendue dans l’énigme, les vains conseils d’Und kehrt er einst heim sont l’incontestable clé de voûte de la soirée. Àune grande intelligence du texte, Yvonne Naef conjugue une indéniable force d’évocation, indispensable dans ce répertoire, favorisée par l’interprétation précise et inspirée du chef américain qui souligne raisonnablement le lyrisme de ces pages sans le trop appuyer jamais, sait mettre amoureusement en relief les alliages timbriques, favorise un certain moelleux dans la masse orchestrale tout en orientant fermement l’inflexion – à juste titre, chez Zemlinsky, subtil orchestrateur dont les méandres demeurent encore loin des débordements d’un Schreker ou d’un Korngold.

Le 26 janvier 1905, le trentenaire Arnold Schönberg dirigeait en personne la première de son vaste poème symphonique Pelleas und Melisande Op.5, au Musikverein. Pour être des compositeurs de son temps sans doute le plus avancé dans la modernité, le beau-frère de Zemlinsky n’est pas encore tout à fait le radical réformateur des années à venir. Aussi Alan Gilbert ne se trompe-t-il pas en magnifiant d’une ronde suavité lyrique sa lecture de l’œuvre. On saluera la forme olympique des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, livrant chaque trait avec une exemplaire fiabilité, les cuivres surtout se faisant particulièrement remarquer pour la qualité de leurs interventions. Faisant admirablement sonner les quelques souvenirs wagnériens qui traversent cet opus, le chef trace son chemin dans une partition dont la difficulté, précisément, qui l’indique non sans quelque résistance : il s’agit d’en rendre cohérent le dessin général, l’imprégnation dramatique, autant que d’en dessiner chaque îlot. Ornement, certes, cela va sans dire, dans la farouche opulence d’un orchestre accusant de toutes autres proportions que celui des Lieder Op.13, imprimant une sorte de raucité nouvelle à l’esthétique Jugendstil – pour ne pas dire Bandwurmstil, bien que certains traits de l’époque le méritèrent bien. De là à voir un possible parallèle entre l’Adolf Loos de 1908 et le Schönberg des Trois pièces pour piano Op.11 de 1909, dépouillant chacun de leur côté leurs styles, il n’y aurait que le pas d’un « …et crime »

BB