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Chroniques
Madame Favart
opéra-comique de Jacques Offenbach
Antépénultième ouvrage de Jacques Offenbach, Madame Favart fut créé avec un succès triomphal en 1878, au Théâtre des Folies Dramatiques. De nombreux numéros musicaux furent bissés et même trissés. Qu’il soit parisien, berlinois, viennois, londonien ou newyorkais, le public confirma le succès de cet opéra-comique jusqu’en 1913. Depuis, c’est une incompréhensible désaffection pour un ouvrage certes imparfait mais qui regorge de pépites et ne démérite pas aux côtés des plus fameux. Les vingt-trois numéros sont tous entraînants et de belle facture. L’intrigue est tirée de l’histoire vraie d’une célèbre comédienne qui s’illustra au milieu du XVIIIe siècle, Justine Cabaret du Ronceray, qui épousa Charles-Simon Favart, dramaturge et directeur de théâtre – il a mené l’ancêtre de notre actuel Opéra Comique, qui prit le nom de Salle Favart.
La dame semble avoir été particulièrement convoitée et courtisée, entre autres par le licencieux et puissant Maurice de Saxe, le même qui fut l’amant désespéré d’une autre actrice, empoisonnée, Adrienne Lecouvreur, sujet de l’opéra éponyme de l’Italien Francesco Cilea (1902). Le Maréchal, qui ne s’embarrassait pas de scrupules, tenta d’empoisonner le mari gênant, d’envoyer la maréchaussée à ses trousses et d’enfermer la belle dans un couvent. C’est sur ce thème qu’Offenbach et ses librettistes Alfred Duru et Henri Chivot ont troussé un livret invraisemblable et truculent, avec force rebondissements et travestissements.
Madame Favart est omniprésente et apparaît sous de nombreux déguisements : chanteuse de rue, servante, grande bourgeoise, marchande et vieille dame vengeresse. Lui sont dévolus de très beaux airs pour mezzo-soprano, tessiture chère au compositeur – on pense inévitablement à cette Périchole, actrice elle-aussi, pour son air de l’Acte III. Le rondeau Ma mère aux vignes m’envoyit [sic] est carrément fâché avec les passés simples et adule les terminaisons en it qui déclenchent l’hilarité. Immortalisé par Edmée Favart (ça ne s’invente pas !), Lina Dachary ou Yvonne Printemps, cet air célèbre s’installe, entêtante. Excellente chanteuse et comédienne à l’abattage impeccable, la jeune et pétulante Marion Lebègue incarne à ravir l’héroïne principale dont elle a toutes les qualités requises [lire nos chroniques de Carmen et de Così fan tutte].
Pour Charles-Simon Favart, son mari, Offenbach a choisi une voix de basse. Son tube les Couplets de l’échaudé, nous rappelle l’air d’entrée du Vice-Roi de la même Périchole. Après des débuts incertains, la belle voix de Christian Helmer [lire nos chroniques La bohème, Le Pré aux clercs, Trompe-la-mort et Les Troyens], réussit à merveille et forme un couple idéal, vocalement comme physiquement, avec Marion Lebègue. Les coloratures offenbachiens ne manquent pas à l’exquise Anne-Catherine Gillet, artiste belge incomparable que nos théâtres s’arrachent depuis de nombreuses années [lire nos chroniques de Werther à Paris et à Lyon, de Mireille, Carmen, Die Zauberflöte, Don Giovanni, Le domino noir, Pelléas et Mélisande, Faust]. Elle interprète une Suzanne idéale de virtuosité vocale et d’incarnation scénique, allant même jusqu’à effectuer, sous nos yeux médusés, un grand écart ! Décidément, après le superbe disque enregistré par l’exceptionnelle Jodie Devos, les sopranos belges rivalisent de coloratures en cette année du bicentenaire de la naissance du Mozart des Champs Élysées [lire notre critique du CD] !...
Hector, le soupirant et mari de Suzanne, est interprété par le ténor François Rougier, ancien membre de l’Académie de l’Opéra Comique, lui aussi remarquable [lire nos chroniques du Marchand de Venise, d’Ali Baba et des Huguenots]. Il forme avec Anne-Catherine Gillet un très beau couple de maîtres. Par leur verve et leur abattage, Franck Leguérinel et Éric Huchet valorisent en pivot de l’action les rôles secondaires de Cotignac et Pontsablé. Ces deux artistes, ici désopilants et picaresques, savent aussi bien honorer l’opéra que l’opéra-comique ou l’opérette.
À la tête de l’Orchestre de Chambre de Paris, Laurent Campellone est, comme de coutume, parfait dans le répertoire français qui l’inspire particulièrement. Il mène tambour battant la fosse et réussit à rendre justice à cette musique contrastée, alternant les fanfares militaires dans un romantisme qui préfigure la profondeur de l’ultime chef-d’œuvre d’Offenbach, Les contes d’Hoffman. Mention spéciale pour les Chœurs de l’Opéra de Limoges où ce même spectacle sera donné en novembre prochain, par la même distribution.
Anne Kessler, sociétaire de la Comédie Française, propose une lecture qui nous interpelle. La grande comédienne sait admirablement vivifier et crédibiliser cette comédie improbable. L’opéra est transposé dans les années trente. Elle a conçu sa mise en scène autour d’un décor unique, signé Andrew D. Edwards, atelier de couture monumental qu’animent des tulles et des tentures. Comment y différencier l’auberge de Biscotin, la demeure de Suzanne et d’Hector, le campement du Maréchal de Saxe ? Malgré un rendu esthétique et de très jolies lumières (Arnaud Jung), le spectateur reste quelque peu déconcerté par ce choix énigmatique. De multiples effets et trouvailles sympathiques rendent le spectacle attrayant sans suffire à justifier le projet. Le public, ravi, fait toutefois un triomphe à une œuvre injustement oubliée et à cette production qui permet d’assister enfin à la résurrection de Madame Favart, que l’on doit à l’initiative du Palazzetto Bru Zane.
MS