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Chroniques
Liederabend Angelika Kirchschlager
Johannes Brahms et Ferenc Liszt
Tant à son aise sur la scène lyrique qu’au récital plus intime ou dans le vaste oratoire concertant, Angelika Kirchschlager signe une nouvelle fois un programme original comme elle en a le goût, la curiosité et l’audace. Loin de cantonner son répertoire à l’attendu, le mezzo-soprano n’hésite pas à composer ses Liederabend de pages demeurant nettement plus rares dans ceux de ses consœurs et confrères. Si l’on se souvient d’avoir goûté ses interprétations de Kurt Weill, par exemple [lire notre chronique du 26 mars 2009], ou encore de Korngold [lire notre chronique du 30 juillet 2008], l’on ne s’étonnera guère qu’à Schubert, Schumann, Mendelssohn, Strauss ou Wagner s’ajoutent encore Nicholas Maw [lire notre critique du DVD] et Sibelius [lire notre chronique du 12 mars 2011], comme ce soir succèdent à Brahms quelques-uns des nombreux Lieder de Ferenc Liszt, ingratement délaissés.
Selon une formule qui prouva maintes fois son efficacité, la soirée présente deux aspects diamétralement différents, sinon radicalement opposés, du Lied. Il y a quelques années déjà, Angelika Kirchschlager menait le public bruxellois de la chambre de Schubert à la fantaisie d’un Hugo Wolf [lire notre chronique du 27 janvier 2004]. Au classicisme un rien « néo » de Brahms elle associe cette fois la modernité de Liszt, révélant d’autant mieux deux univers par cette proximité qu’on aurait de prime abord jurée incongrue. L’artiste plonge dans la faconde brahmsienne en grande habituée.
Dès Mein Mädel hat einen Rosenmund (WoO.33 n°25), la voix entre directement dans le vif du sujet (rappelons que cette pièce commence d’emblée, sans introduction instrumentale). La douceur de l’accompagnement de Jean-Yves Thibaudet est un ravissement. En diseuse inspirée, Kirchschlager fait sien le poème qu’elle sert d’une expressivité évidente. Pour les pianistes, l’art du Lied n’est pas chose simple : pour omniprésent qu’il soit, l’accompagnement doit être circonscrit dans un espace sensible où il convient de ne point briller, y compris dans les passages sans voix qui s’exprimeront dans un ambitus restreint, un « en-deçà » minutieusement dosé dans lequel cependant le musicien ne s’effacera pas. Thibaudet se coule idéalement dans la contrainte, précieux complice d’interprétations de haut vol, comme en témoigne l’extrême recueillement de Soll sich der Mond nicht heller scheinen (WoO.33 n°35) ou l’émotion de Da unten im Tale (WoO.33 n°6) qui suspend l’écoute dans l’émotion. Une première section, faite de quatre Deutsche Volkslieder, s’achève dans les contrastes de Feinsliebchen, du sollst mir nicht bartuß gehen (WoO.33 n°12) où la chanteuse se montre plus comédienne, féroce et facétieuse.
Après l’Intermezzo Op.118 n°2 donné comme une prière dans une dynamique moins discrète que Jean-Yves Thibaudet enrichit cependant avec une saine parcimonie, nous entendons une sélection de huit mélodies empruntant à divers auteurs. Tout à la fois tourmenté et solaire, Junge Lieder I (Lieder und Gesänge Op.63 n°5) arbore une soudaine opulence vocale sur un piano un rien brouillé par une pédalisation trop copieuse. Sombre, farouche, Über die Heide (Sechs Lieder Op.86 n°4) fait frémir d’une épouvante que le plus lyrique Der Ganz zum Liebchen (Sieben Lieder Op.48 n°1) contredit, opérant comme une « musique de retour », avec ses volutes dignes de Chopin et son exquise dynamique vocale. À la grande exigence de souffle que convoque Nachtwandler (Sechs Lieder Op.86 n°3) Kirchschlager répond par une ampleur médusante, quoiqu’accusant par moments un grave malaisé qu’elle reprend avec maîtrise dans Versunken (Sechs Lieder Op.86 n°5), malgré un piano là encore assez confus. Remarquablement nuancé, O komme, holde Sommernacht (Lieder und Gesänge Op.58 n°4) agit comme un baume, avant l’excellent travail d’humeur qu‘offre Therese (Sechs Lieder Op.86 n°1) que la chanteuse fréquente assidûment, tel Von ewiger Liebe (Vier Gesänge Op.43 n°1) dont elle nourrit la narration toujours plus avant et plus violemment dans la « distribution » des affects, jusqu’à conclure cette première partie.
Si Liszt transcripteur génial des Lieder de ses contemporains (et paraphraseur fécond des opéras de son temps) est largement honoré au concert comme au disque, sa production personnelle dans ce domaine ne bénéficie pas d’un enthousiasme notable de la part des interprètes comme des mélomanes d’aujourd’hui. Aussi le bicentenaire du compositeur paraîtra-t-il idéal à sa redécouverte – du moins l’espérons-nous. Il est incontestable que cette production a de quoi décontenancer oreilles et gosiers solidement rivés à une forme et une certaine façon de mener la phrase.
Nous abordons donc un monde à part, à la mélancolie nauséeuse, avec Im Rhein, im schönen Strome (S.272 n°2), d’une facture compositionnelle qu’on pourra dire osée. La fluidité de l’exécution fascine autant que la prégnance de la pensée musicale. La voix vient comme s’assoir à côté de vous avec Vergiftet sind meinen Lieder (S.289), drame fulgurent et intrusif magnifiquement rendu. Après ces deux poèmes de Heine, nous abordons l’une de ces curieuses prières lisztiennes, au recueillement indicible, avec Über allen Gipfeln ist Ruh (S.306 n°2) de Goethe qu’Angelika Kirchschlager livre dans un legato des plus raffinés, comme immuable, un pianissimo présent, intime, au cœur de l’écoute.
Thibaudet donne la deuxième Consolation dans une quiétude au moelleux rassurant, perlant des aigus d’une qualité rare, et se lance dans la dernière section de ce Liederabend avec Es war ein König in Thule (S.278 n°2) aux allures méphistophéliques, dans un suspense haletant. C’est encore Goethe qui conclura la soirée, avec l’austère Der du von dem Himmel bist (S.279 n°3), véritable élévation spirituelle en musique. Mais auparavant, nous goûtons les conseils d’un rêve d’amour plus connu dans sa version pianistique, O lieb, solang du lieben kannst (Liebesträume S.298) ici généreux de nuance, chanté sur un piano tout onctuosité, et, autre pièce ayant connu plusieurs versions, Die drei Zigeuner (S.320) de Lenau, véritable monodrame à l’accompagnement vif et souple. À un public conquis sont encore offerts deux bis : le plus optimiste Es muss ein wunderbares sein (S.314) de Liszt et une douce berceuse de Brahms.
BB