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Les Troyens
opéra d’Hector Berlioz, révisé par Pascal Dusapin
Il était une fois, un musicien allemand qui s’appelait Richard Wagner. En 1848, à l’âge de trente-cinq ans, il ébauchait un projet d’opéra, Siegfieds Tod, s’inspirant de la légende du Nibelung ; deux ans plus tard, il imagina déjà un prologue à cette œuvre non-écrite, qui porterait le titre Der junge Siegfried. Réunissant de longues années durant les sources germaniques et scandinaves, il finit par se lancer dans un projet beaucoup plus vaste, achevant Das Rheingold à l’automne 1854 et Die Walküre au printemps 1856, opéras qui verraient respectivement le jour en 1869 et 1870. Quant à eux, Siegfried est composé de 1856 à 1871 et Götterdämmerung entre 1870 et 1874. À Bayreuth, le cycle intégral est représenté pour la première fois du 13 au 17 août 1876.
En 1876, il y avait déjà sept ans que s’était éteint un autre romantique important, lui aussi nourri de velléités monumentalistes. Il s’appelait Hector Berlioz. C’est vers la mythologie grecque que s’était tournée son inspiration, via le Romain Virgile et son Aeneis. Ce Français-là n’eut pas la chance de voir les cinq actes de son œuvre représentés en un seul soir. Ce n’est d’ailleurs qu’en 1890, à Carlsruhe [à l’époque, on l’écrivait ainsi, sans K – ndr], que seraient créés les trois tableaux formant la première partie de son épopée lyrique, La prise de Troie, les six suivants – Les Troyens à Carthage, second épisode de l’opéra – étant nés en scène dès 1863, à Paris, mais à coups de sabre, tant leur pauvre père les vit tronqués de divers passages.
C’est bien connu : le mélomane berliozien d’aujourd’hui s’ingénie à dénoncer les berliozismes dans la manière de Wagner, quand nos contemporains wagnériens vomissent ouvertement sur Berlioz ; c’est assez dire comme la passion peut être sotte ! Involontairement, nos ardents défenseurs se retrouvent dans l’ire qui les anime lorsqu’il prend caprice à un théâtre de mutiler leurs bibles. Mais si le Ring, qu’il convient évidemment de considérer comme le grand œuvre du Saxon, affiche toujours fièrement ses quinze heures de musique, il n’est pas encore tout-à-fait entré dans les mœurs de respecter Les Troyens comme un tout, bien qu’il soit admis de même comme le grand œuvre du Marsouin. Ces wagnériens sourient aux manifestations d’insatisfaction des berlioziens ; pourtant, ne les vit-on pas vociférer comme des divinités courroucées lorsque un vilain démon, directeur de l’Opéra de Dijon, osa résumer leur grand’messe ? Ils enragent encore !
Au fond, le berliozien s’est fait philosophe.
Par la force des choses : Les Troyens est régulièrement coupé, inversé, trituré d’honteuses façons par ces curieux cuistots qu’on nomme directeurs d’opéra, metteurs en scène et chefs d’orchestre. C’est en partie à la dernière catégorie que nous devons la Strichfassung [« version abrégée » – ndr] de ce soir, mais aussi à une nouvelle famille de marmitons à jouer du couteau, le compositeur Pascal Dusapin ayant répondu positivement à la commande que lui fit Kent Nagano pour la Staatsoper de Hambourg. Bref, vérifiant la nomenclature du média qui m’édite, je titre ici « opéra d’Hector Berlioz, révisé par Pascal Dusapin », mais il serait plus juste de publier « opéra en cinq actes d’Hector Berlioz, réduit aux petits oignons par Pascal Dusapin ».
Au lecteur qui, parce que je m’exprime plus rarement que mes collègues, me connaît peut-être un peu moins, il me faut préciser n’avoir d’accointance avec aucune des deux écuries mentionnées. La qualité de non-partisan autorise le ton relativement détaché qui précède, observera-t-il. Pourtant, au risque d’étonner, je m’avoue profondément indigné par une telle pratique, en ce qu’elle montre du doigt l’imperfection supposée d’une œuvre (sans prendre la peine de la prouver) que cependant – n’est-ce pas absurde ? – elle « monte » en la corrigeant ; en d’autres termes : c’est ce qu’on appelle un viol dont mademoiselle Hector est désignée seule coupable puisqu’elle porte des jupes trop… longues ? courtes ? On y perdrait son latin.
Pourquoi notre grand compositeur français, le susnommé Dusapin, s’est-il complaisamment plié à cette pratique ? Sans doute l’œuvre de Berlioz est-elle mauvaise, on ne saurait conclure autrement. Revenait à Dusapin la noble tâche de l’élever – ah, ses gifles dont cuisent les joues des enfants maltraités « pour ton bien » ! À Bruxelles, j’ai vu avec infiniment de plaisir, il y a quelques mois, Penthesilea (malheureusement « hors-mission ») : je ne souhaite pas à Pascal Dusapin que le public de 2167 en goûte une version-compote. Dégraissés et sur-pimentés, des Troyens que reste-t-il ? Un substrat tragique des plus violents, dans le (mauvais) goût du jour, où le metteur en scène Michael Thalheimer plonge avec délices, comme un vieillard s’adonnant aux pires cochonneries. N’aurait-il pas été judicieux que conception scénique et direction d’acteurs tînt compte de cette nouvelle mouture escamotant le liant dramaturgique ? Ainsi exacerbé, le résultat paraît artificiel, d’autant qu’il se trouve confronté à un remaniement chambriste en désaveux de ce que les wagnériens appellent la « pompe » berliozienne, oubliant du même coup le kitch de leur idole.
On a bien du mal à retrouver sa concentration pour appréhender sereinement cette production. À Kent Nagano il faut reconnaître le mérite d’une lecture raffinée de la nouvelle partition, irisant certains moments d’une lumière délicate. Mais une incohérence supplémentaire survient : le choix de voix lourdes, conformes à celles requises par la partition d’origine, n’est pas justifiable dans l’équilibre différent qu’impose le diktat « dusapinonaganien ». Dès lors, le très puissant Torsten Kerl hurle un Énée démesuré, le baryton Kartal Karagedik, fort talentueux, est, malgré un legato envoûtant, un Chorèbe trop massif, la Didon bien chantante d’Elena Zhidkova heurte le tympan et Catherine Naglestad campe une Cassandre en béton armé. Malgré une diction française dont tous les protagonistes au rendez-vous partagent la catastrophe, la vaillance du Chor der Staatsoper Hamburg (dirigé par Eberhard Friedrich) en fait le vainqueur de la soirée.
De retour à Paris, revoir Les Troyens du Châtelet [lire notre critique du DVD] m’est une sorte d’heureuse renaissance…
HK