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Chroniques
Les contes d’Hoffmann
opéra-comique de Jacques Offenbach
Avec Offenbach, l’arbre – ou du moins un bouquet d’arbres – cache la forêt, un bouquet d’arbres qui d’ailleurs faillit être mis en friche à la fin du siècle dernier. Le compositeur-amuseur parisien du Second Empire était complètement passé de mode, mis à part une Belle Hélène par-ci, une Vie parisienne par-là, plus rarement et audacieusement un Orphée aux enfers, généralement programmés en période de fêtes de fin d’année et par quelques comédiens-chanteurs de service.
Avec le tournant du siècle, les choses ont enfin changé. Le musicologue et chef d’orchestre Jean-Christophe Keck s’est même lancé dans un gigantesque inventaire de l’œuvre du Rhénan : une bonne centaine d’opérettes, sans parler des mélodies, duos (bouffes avant tout, évidemment), de la musique de chambre où triomphe le violoncelle dont il aimait à jouer, et même de la musique religieuse avec un Cantique de l’Esprit-Saint resté inédit, conçu sur un texte de Lamartine. On commence donc à se tourner volontiers, vers une partie – une partie seulement – de l’œuvre immense du compositeur allemand devenu français et parisien, et même en sortant des inévitables opérettes susdites pour gagner le domaine plus « sérieux » de l’opéra-comique qui exige des moyens d’une autre magnitude. Exemple archétypique : une perle rare mais terriblement bricolée, dans tous les sens du terme, Les contes d’Hoffmann, sorte de testament musical quittant le canevas offenbachien habituel, dont l’achèvement fut interrompu par la mort du musicien.
À sa source, la comédie éponyme donnée au Théâtre de l’Odéon en 1851, écrite par le tandem Jules Barbier et Michel Carré – les librettistes du Faust de Gounod – et puisant à sa façon dans trois des œuvres de l’écrivain romantique (et compositeur) allemand Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822). Plus de vingt ans plus tard, Carré décédé, Offenbach travaille avec Barbier à l’élaboration d’un opéra-comique qui part de là. À son habitude, il modifie, retouche, adapte en fonction des interprètes prévus… et meurt à son tour, laissant la partition en l’état. Son collègue Ernest Guiraud (1837-1892) s’étant chargé de la « compléter », la création posthume put avoir lieu en février 1881. Cette version de l’œuvre fut plusieurs fois révisée tout au long des cinq moutures successivement éditées, ouvrant la porte à toute une série de « version nouvelle » qui verra la scène jusqu’à nos jours, où se mêlent les désirs de chefs d’orchestre, les désidératas des (tout-puissants) metteurs en scène… pour ne pas parler des avantages financiers versés aux adaptateurs. Bref, il faut comprendre que tout ou presque est possible, à commencer par la répartition des trois actes.
Cela dit, ayant visiblement travaillé soigneusement sur l’ouvrage, Laurent Pelly tire fort bien son épingle du jeu, même en sacrifiant (inévitablement) à l’habituelle « remise en forme du livret et dramaturgie » par Agathe Mélinand. Rien de révolutionnaire dans la construction scénique de cette coproduction avec Barcelone et San Francisco, centrée autour d’une Hoffmann qui raconte trois de ses aventures féminines, recherches de l’amour vrai et de la femme idéale, qui tournèrent court. Fortement imbibé, cet Hoffmann vit, revoit et narre ses affaires de cœur dans la taverne de Maître Luther, devant force buveurs, mais sans la moindre bouteille. La proposition scénique joue habilement avec ombre et lumière, les regards et les objets, réalité et fantasme, allers et retours autour de l’inquiétant maître du jeu, le sinistre Lindorf, diabolique rival amoureux du héros : un travail efficace et convaincant, en parfaite osmose avec celui de Christian Räth, les costumes de Jean-Jacques Delmotte, les décors de Chantal Thomas, les habiles éclairages de Joël Adam et la réalisation vidéo de Charles Carcopino.
Comme toujours très bien préparé par Alan Woodbridge, le Chœur de l’Opéra national de Lyon allie unité vocale et présence scénique adéquates. Quant à la distribution, elle permet de savourer les qualités elles aussi tant dramatiques que vocales, la musicalité, l’émission claire et bien tenue du baryton Laurent Alvaro, dans les quatre rôles démoniaques. Le soprano Patrizia Ciofi ne le lui cède en rien, se jouant avec brio, intensité et virtuosité des escalades vocales accumulées comme à plaisir dans les quatre égéries hofmanniennes. Son fameux air de la poupée Olympia en est un bel exemple. John Osborn est fort à l’aise dans le rôle-titre, scéniquement très présent et vocalement exigeant, tout comme le reste d’une distribution parfaitement choisie, bien menée : l’aisance du jeune baryton Christophe Gay (Schlemil), l’allant du ténor Cyrille Dubois (savoureux Cochenille), le Crespel de Peter Sidhom, le Nathanaël de Carl Ghazarossian, la Mère défunte de Marie Gautrot, sans oublier Angélique Noldus, au chant bien posé et conduit, dans le rôle de Nicklausse, le compagnon d’aventures (elle est nettement moins convaincante dans l’épisodique Muse).
Enfin, la révélation du spectacle réside avant tout dans la direction musicale de Philippe Forget, un jeune chef que les mélomanes lyonnais purent déjà remarquer dans plusieurs spectacles lyriques – la création mondiale de Terre et cendres de Combier [lire notre chronique du 15 mars 2012], Die Fledermaus de Strauss [lire notre chronique du 19 janvier 2012] ou la première française d’In the Penal Colony de Glass [lire notre chronique du 2 février 2009]. Le choix de Serge Dorny pour servir le présent ouvrage, en alternance avec Kazushi Ono, le sage directeur « maison », est un signe d’ouverture vers la nouvelle génération dans ce qu’elle a visiblement de meilleur. De surcroît, le jeune maestro vit intensément, sincèrement cette musique dont il dose à merveille les composantes, tant en maîtrise, en intensité et en subtilité ; tout en conservant avec le plateau une osmose de chaque instant, il équilibre fort bien les divers plans sonores à la tête d’un orchestre souvent moins galvanisé.
GC