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Chroniques
les chambristes à l'honneur
Brahms, Chostakovitch, Haydn, Rachmaninov, Ravel, Schumann et Stravinsky
Le festival démultiplie les pôles musicaux. Aux déjà nombreuses master classes et aux concerts de 11h, 19h et 20h s'ajoutent les rendez-vous avec les musiciens de l'orchestre – les Fenêtres de 23h et les Kiosques de l'Academy –, mais encore d'autres moments, comme les récitals de 14h30 à l'Église et les 22h du Chalet Orny – parmi lesquels deux intégrales : les Sonates pour piano et violon de Beethoven par Aleksansar Madžar et Ilya Gringolts, les Sonates pour piano de Mozart par David Greilsammer. C'est dire l'intensité de l'activité proposée aux mélomanes !
La part étant faite belle à la musique de chambre, cet article rend compte de trois épisodes rapprochés dans le temps quoique de contenus assez éloignés. Les Rencontres inédites sont l'occasion de mettre en relation des interprètes qui, habituellement, ne jouent pas ensemble. Dimanche soir, les violonistes Julian Rachlin et Nicola Benedetti, l'altiste Antoine Tamestit et le violoncelliste Gautier Capuçon [photo] se réunissent devant le piano de Piotr Anderszewski pour exécuter le Quintette en mi bémol majeur Op.44 de Robert Schumann. Disons-le d'emblée : leur interprétation surprend par son manque d'unité et l'impermanence de son inspiration. Dans l'Allegro ouvert par une mordante tonicité et poursuivi dans une tendresse hésitante, le piano se fait clair, un peu frêle même, et le violoncelle se montre ample et chaudement vibré, échangeant de délicates demi-teintes avec l'alto. Le mouvement s'avère d'une belle vigueur générale, lyrique et alerte. Suspens et désolation caractériseront au mieux le caractère du suivant, à la respiration lasse, sur les tendres incises du piano. Ici, aucune emphase. La marche est aride, contrastant avec le fluide thème central avant son retour plus lapidaire encore.
Malheureusement, à ces belles réussites succèdent désillusion et désenchantement. D’un sommet le Scherzo nous précipite brutalement, un scherzo où, capricieux, Piotr Anderszewski joue à chat, de méchante humeur, sur-indiquant le frémissement général. On perd la cohérence stylistique, atteignant par diverses finasseries, dont des échanges élégants, le joli sans plus d'espoir de jamais prétendre au beau. Pour finir, l'ultime mouvement s'écoute lui-même complaisamment, comme si ses interprètes ne s'étaient toujours pas remis eux-mêmes du deuxième.
D'un tout autre niveau s'affirme l'interprétation du Trio élégiaque en ré mineur Op.9 n°2 de Rachmaninov par Julian Rachlin, Micha Maïski au violoncelle et Nikolaï Lugansky au piano. Ce dernier est d'abord hiératique, soutenant un Maïski plus stable que jamais, tandis que pleure dignement le violon. Il y a quelques chose de terrifiant dans la déploration initiale, ouvrant bientôt sur une vigoureuse volée de cloches. La couleur pianistique est incomparablement travaillée et bénéficie d'une lumière presque malséante dans ce douloureux climat. Au plus fort du drame, il se fait orchestre après avoir été vocal. Dans une sorte d'épuisement, la reprise litanique du premier thème est déjà éprouvante. L'introduction du mouvement central (Quasi variazione), grondant de toutes menaces, semblera simplement compliquée, comme aurait pu dire l'Autrichien. Une sage gestion de l'ambitus dynamique assure une expressivité effective prégnante jamais directement avérée. La fausse jovialité du début de l'Allegro risoluto n'est qu'un sursaut d'énergie vite rompu par le sombre piano. Le duo des cordes se suspend dans l'émotion, laissant la rage nouvelle de la fin du mouvement (Moderato) se délier dans l’insupportable. L'ultime retour de l'élégie initiale est grandiose comme un désert de glace. L'un des meilleurs moments de ces sept jours passés à Verbier, assurément.
À peine une heure plus tard, nous entendons Philippe Bernhard, Loïc Rio, Laurent Marfaing et François Kieffer qui forment le Quatuor Modigliani, dans l'un des pages tardives de Haydn qu'ils ont enregistrées dernièrement (Mirare), le Quatuor en sol mineur Hob.III :74. Dès l'Allegro, la pâte sonore paraît à la fois généreuse et lumineuse, dans une articulation autant soignée que cordiale où dominent un grand équilibre et une franche qualité d'écoute. La pertinence de l'inflexion du second violon prime dans le Largo, le geste étouffant dans une lassitude expectative. Précis, exact et inspiré. Après un Menuet gracieux, les jeunes musiciens s'engagent dans la course du Cavalier comme personne. Farouche, musclé, un peu pressé, aussi – excitant, vraiment !
L'Allegro moderato du Quatuor en fa majeur de Ravel bénéficie d'une mobilité plutôt heureuse du tactus. Relativement sensuelle, l'approche n'exclut pas une certaine gravité. Notons le travail riche des timbres, ainsi que l'indéniable élégance de l'alto, à la fois ferme et sans emphase sans n'être jamais sec pour autant. Du mouvement suivant les pizz' se montrent irréprochables. La partie centrale associe le lyrisme à l'énergie. Les quartettistes font entendre de nombreux détails souvent passés à la trappe, dans le sol bémol majeur qui sous nos yeux se déroule grâce à l'évidence interprétative, jusqu'à sa fin qui ouvre la tête, comme eut pu le dire l'excentrique hronfieutais. La conclusion (Vif et agité) se révèle ardente et échevelée. On saluera la grande fiabilité au texte et une façon bien à soi de s'en emparer.
Enfin, à l'Église, lundi matin, la violoniste canadienne d'origine polonaise Leila Josefowicz offre un programme diversifié ouvert par le Scherzo en ut mineur de Brahms. On apprécie un son charnu, de la présence, du tempérament et de l'enthousiasme. L'art de la nuance s'affirme dans le second thème, accompagné par le piano lyrique de John Novacek. Si le Duo concertant de Stravinsky, tout en bénéficiant d'une exécution impeccable, ne convainc guère – remarquons-en toutefois le Dithyrambe, tendrement élégiaque –, le Rondo en si mineur D895 de Schubert n'a plus grand'chose à voir avec son auteur. La Sonate en sol mineur Op.134 de Chostakovitch est le bon souvenir qui demeure de ce récital. Dans l'Andante, Leila Josefowicz choisit une sonorité plus âcre, idéale tant à servir la mélancolie intrinsèque que l'ironie nerveuse de cette œuvre et du compositeur en général. La digression sarcastique s'y veut mordante, sur un piano sec comme un comité de censure. L'Allegretto joint à sa hargne douloureuse la cocasse incongruité du dérisoire cabaret central, ici furieux et débridé, dans une fauve dépense énergétique. Après un embryon de citation lisztienne suivi de pizz' musclés, le Largo enchaîne un calme prélude de piano, dans la fausse neutralité d'un moelleux sournois. Les déambulations violonistiques sont redoutablement égales, comme déjà loin, approchant la lumière des étranges réminiscences baroques.
BB