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Chroniques
l'Ensemble Intercontemporain et le cycle La folie
Olga Neuwirth, Matthias Pintscher et Fausto Romitelli
La production conjointe entre l'Ensemble Intercontemporain, la Cité de la musique et le Festival d'Automne à Paris donne lieu à des rencontres qui font de ce concert une soirée d'expériences sonores intenses. Dirigé par Matthias Pintscher [photo], l’EIC offre sa version de trois œuvres de la première décennie du siècle en cours, composées par trois compositeurs de générations proches (nés entre 1963 et 1971) : Amok Koma (2001) de Romitelli, Songs From Solomon's Garden (2009) de Pintscher lui-même et Construction in Space (2000) de Neuwirth.
Au delà du rapprochement générationnel – si Romitelli était encore vivant, il serait, comme Pintscher et Neuwirth, dans la quarantaine –, la cohérence de cette programmation est surtout assurée par la thématique du cycle La folie dans lequel s'intègre ce programme. Que celle-ci mène au crime, à la génialité artistique ou au mysticisme, l'idée de l'absence des repères mentaux considérés comme normaux, soit-elle aliénante ou libératrice, a toujours intrigué et fasciné, suscitant des réactions qui vont de la peur à l'admiration. Ainsi, à travers l'évocation d'une rage hors de tout contrôle menant à la saturation chez Romitelli, de l'extase amoureuse qui devient maladie chez Pintscher et de la terreur face à une menace incompréhensible chez Neuwirth, les trois œuvres abordent, chacune à sa manière et à partir de différents points de vue, le mystérieux phénomène de la folie.
Le titre de la première pièce, Amok Koma, est un palindrome formé de deux mots anacycliques au sens presque opposé. Le terme Amok désigne un « fou furieux » ou malade mental, qui cherche frénétiquement, possédé par une rage incontrôlable, à tuer tous ceux qui l'entourent avant de se donner la mort. Koma, au contraire, du grec κῶμα (kōma), « sommeil profond », fait référence à l'absence de toute activité cérébrale consciente. Ce titre, dont la trouvaille sémantique mérite déjà notre admiration, a, bien sûr, un rapport direct avec la dialectique musicale mise en œuvre par Romitelli. Ainsi, à partir de la répétition d'un matériau initial qui s'éloigne progressivement de son origine, prenant des formes de plus en plus bruiteuses, Romitelli engage deux processus diamétralement opposés. Le premier (amok) nous mène progressivement à la saturation, au paroxysme sonore matérialisé par l'intervention des percussions dans un rythme obsessionnel et lancinant, point culminant d'une accélération graduelle ; au contraire, l'autre (koma) conduit à la dépuration du matériau au point d'atteindre l'arrêt total, à travers des ralentissements qui ne laissent que des interventions fugaces des harmoniques des cordes dans le silence régnant. Comme il est habituel chez ce grand compositeur, malheureusement trop tôt disparu (2004), la pièce intègre des sonorités issues de traditions musicales non académiques comme le rock psychédélique ou la techno (personnifiés ici dans le synthétiseur sur scène) au sein de structures harmoniques qui témoignent de l'influence de l'école spectrale. Cependant, la force et l'originalité du langage de Fausto Romitelli viennent justement du fait que cette intégration ne se fait pas à titre démonstratif, mais au contraire, de manière naturelle, discrète et presque imperceptible, sans obscénité.
Dans Songs from Solomon's Garden, pour baryton et ensemble instrumental, Matthias Pintscher met en musique un passage du Cantique des cantiques. Dans ce long poème d'amour commun au judaïsme et au christianisme, la perspective du poète varie sans cesse. Dans l'extrait choisi par Pintscher, c'est d'abord la voix d'un homme qui nous parle, ensuite celle d'une femme, ce qui donne l’impression d'un récit discontinu dans lequel l'extase amoureuse empêche la cohérence discursive. Ainsi, d'une sensualité rare pour un texte biblique, ce poème manifeste un pathos amoureux qui, par moments, se fait de soi (« Soutenez-moi avec des gâteaux de raisin, ranimez-moi avec des pommes, car je suis malade d'amour »).
Chanté en hébreu, le texte devient, pour Pintscher, source de sonorités, d'intonations et de rythmes vocaux repris par l'ensemble instrumental, configurant une extension de la parole comme un miroir sonore. Cette belle idée reste cependant dans à l’état théorique, car ce phénomène n'est sensible que dans des rares occasions. En effet, la ligne vocale met peu en avant le geste phonétique, source inépuisable d'inflexions sonores expressives, et s'adonne à un lyrisme qui n'est pas sans évoquer la seconde École de Vienne. Aussi le miroir entre la voix et l'ensemble instrumental se fonde-t-il surtout dans l'échange rythmique lié à la déclamation du texte, et ne va donc pas plus loin dans la matière que les œuvres vocales de Mahler. De même, le baryton Leigh Melrose, à la voix profonde et séduisante, se laisse-t-il aller par l'exaltation lyrique et semble parfois incarner un rôle d'opéra expressionniste tant sa voix est affectée d'émotion. Une interprétation plus neutre favoriserait peut-être le dialogue entre la voix et l'ensemble instrumental, en nuisant, il est vrai, à l'évocation de l'extase amoureuse qui passerait inaperçue pour tous les auditeurs qui ne parlent pas l’hébreu.
Après l'entracte, la seconde partie est entièrement consacrée à Construction in Space d'Olga Neuwirth. Œuvre composée en hommage à Pierre Boulez pour ses soixante-quinze ans, elle s'inspire de la nouvelle The Long Rain de Ray Bradbury (1950) dans laquelle quatre astronautes cherchent l'antidote aux symptômes produits par une étrange pluie sur la planète Vénus, pluie menant à la folie. Voulant exprimer, selon ses mots, une « terreur acoustique », et ne pouvant pas décevoir l'illustre honoré, cette pièce met en œuvre des moyens techniques dont un compositeur dispose rarement : quatre ensembles instrumentaux d'une demi-douzaine de musiciens, placés chacun sur un côté de la salle, quatre solistes (flûte basse, clarinette basse et contrebasse, saxophones et tuba) sur chaque coin de la salle, et dispositif électronique en temps réel (Max) en quadriphonie. Sur un podium hissé parmi le public se trouve le chef, au milieu de la salle. Le déploiement d'une telle panoplie exige une durée considérable pour se justifier (convoquerait-on un aussi grand nombre de musiciens et techniciens pour quinze petites minutes ?) : la pièce de Neuwirth dure donc une bonne heure.
Les quatre groupes instrumentaux, les quatre solistes et l'électronique construisent une antiphonie où le matériau musical semble inonder l'espace de la salle. Les différents groupes et l'électronique se répondent, s'interrompent, s'opposent, restent isolés pendant que les autres se taisent, ou au contraire jouent tous au même temps. Ce dialogue, certes intéressant, finit par lasser, dès lors que diminue la fascination pour la spatialisation. Ainsi, malgré des trouvailles intéressantes liées à ce phénomène, une heure dans une structure musicale fondée sur l'irruption, l'interruption et la mise en boucle, paraît inévitablement trop longue.
Ce programme est solidement tenu par Pintscher qui dirige avec une grande clarté et une sincérité d’expression, ne se contentant pas de marquer froidement les temps, comme c’est si souvent le cas pour l'interprétation de la musique du XXIe siècle. Les musiciens de l'Ensemble Intercontemporain, et notamment ceux placés en situation solistique, font preuve (comme d'habitude) d'une saine maîtrise du langage, en ce qui concerne les nombreux effets employés, et d'un grand sens du travail d'ensemble, conduisant à un résultat convaincant et puissant. Cette rencontre entre Neuwirth, Pintscher et Romitelli s’avère donc une expérience sonore intéressante, favorisée par la coproduction entre trois entités qui se consacre vivement au développement de la musique actuelle.
JP