Chroniques

par nicolas munck

Le piano moderne en France de Messiaen à Levinas
et La virtuosité musicale selon Pierre Boulez :

deux conférences de Corinne Schneider
La Folle Journée / Cité des congrès, Nantes
- 2 et 3 février 2013
James Ensor peint le Concert russe [Bruxelles, Musée des Beaux-arts]
© dr | james ensor, musique russe

Si La Folle Journée nantaise rime d’abord avec concerts, effervescence, foule, frénésie, encore est-il possible d’y trouver un havre de paix et de réflexion dans les Salons conférences de la Cité des congrès. Conçus, dans la plupart des cas, comme une introduction aux principales problématiques engagées par la trame du festival, ces moments servent aussi aux coureurs de fond de L’heure exquise qui profitent d’un battement entre deux concerts pour enrichir, sur le pouce, leur culture musicale. Proposant une quarantaine de communications (du mercredi au jeudi) sur des sujets aussi divers que l’exotisme chez Bizet, la musique de Jean Cras, les miroirs ibériques chez Debussy, Ravel, Albéniz et Falla, ou la virtuosité selon Pierre Boulez, la Folle Journée fait en sorte d’enrichir d’année en année ce programme connexe qui fait désormais partie des habitudes (voire des rituels) de certains festivaliers.

Au regard de la coloration très vingtiémiste de notre propre parcours (fait majoritairement des musiques de Messiaen, Boulez, Ohana et même Leroux et Dufourt), mettons l’accent sur deux conférences présentées par la musicologue Corinne Schneider (docteur en musicologie et responsable, depuis peu, du département musicologie et analyse du Conservatoire de Paris) : Le piano moderne en France de Messiaen à Levinas (samedi 2 février, Salon Princesse de Polignac) et La virtuosité musicale selon Pierre Boulez (dimanche 3 février, Salon Louise de Vilmorin).

Après un rapide tour d’horizon des raretés de la programmation dix-neuviémiste de La Folle Journée, Corinne Schneider présente les objectifs d’une conférence qui se veut très musicale, puisque près de trente-cinq courts extraits (à la découverte de l’inouï) sont prévus pour cette petite heure de rencontre avec le piano moderne. Il est bien question de mesurer ce que devient le piano au XXe siècle et de percevoir les multiples innovations dans le domaine de la technique instrumentale. Baudelaire, auteur fort lu tout au long du siècle dernier, conçoit la modernité comme une oscillation entre le « constant et l’éphémère ». Partant de ce postulat, l’oratrice aborde la question de la filiation, à partir des éléments de la nouveauté, entre des compositeurs aussi différents (d’un point de vue esthétique) qu’André Jolivet, Olivier Messiaen, Henri Dutilleux, Pierre Boulez, Alain Bancquart (encore un compositeur oublié), Maurice Ohana, Iannis Xenakis, Carlos Roque Alsina ou encore Martín Matalon. Elle insiste également sur le fait que ce piano du XXe siècle transporte avec lui une histoire. Au XIXe, il s’était fait confident, « image du compositeur », mais aussi instrument-roi de la virtuosité romantique. Il possède également une portée sociologique (Corinne Schneider parle d’une « sociologie de l’instrument ») : il est meuble (symbole du salon bourgeois) et instrument-clé dans la formation de jeunes filles de bonne famille. Le créateur s’adresse donc aussi à cet héritage. Par ailleurs, et du côté de la facture instrumentale, le piano engage un tempérament égal (son fixé par l’accord des cordes) qui pousse à utiliser des échelles diatoniques et chromatiques. Comme l’explique Corinne Schneider, c’est « une pesanteur qui peut bloquer ». Elle fait notamment référence à des compositeurs comme Edgard Varèse ou Édith Canat de Chizy qui ne composent pas pour lui. La musicologue marque une forte distinction entre les « compositeurs pianistes » et les « compositeurs non pianistes » : les premiers ne sont-ils pas prisonniers de leurs doigts, de leurs mains, de leurs réflexes ? Pour ces Messiaen, Dutilleux, Boulez et Levinas, s’agit-il d’une contrainte ou d’une libération ?

Corinne Schneider soulève également la question de l’organologie. Le piano subit en effet une évolution constante tout au long du XXe siècle : on change les matériaux, les cadres, on y ajoute des pédales, des claviers. Les années 1900 connaîtront également l’invention du piano mécanique (à ce sujet, Ferruccio Busoni parle de « cinématographe du piano »). Une question fondamentale de se poser alors : peut-on encore écrire pour le piano au XXe siècle ? Est-il instrument percussif ou de réverbération ? Ces deux tendances fondamentales (qui ne renvoient pas à une notion d’école dans le compositionnel) seront explorées durant tout le siècle passé.

Comme illustration de ce piano percussif, Corinne Schneider donne à entendre un extrait du Ballet mécanique de l’américain George Antheil, pièce créée au Théâtre des Champs-Élysées en 1926, et qui ajoute à un effectif de pianos mécaniques des instruments hétéroclites tels les timbres électriques, les hélices d’avion et un instrumentarium de percussion [lire nos chroniques du 9 octobre 2004 et du 25 février 2007] : « le ton est donné » déclare-t-elle. Ce jeu martelé fait directement entrer le piano dans le vingtième siècle. Sur ce point, on pense aussi à des compositeurs comme Bartók ou Poulenc dans sa Toccata (extraite des Trois pièces de 1918-28). Afin de s’en convaincre est donné dans la foulée un extrait de cette pièce – dans sa version de 1966 par Horowitz au Carnegie Hall de New-York (enregistrement pirate disponible sur la plateforme Youtube). Chez Poulenc, on a affaire à un « martellement lyrique, phrasé » qui amorce le début d’une technique nouvelle dans l’approche du clavier. Dans cette même veine, nous écoutons un extrait des Quatre études de rythme de Messiaen (1949-50) : Île de feu, résurgence d’une percussion mécanique dans les notes répétées. C’est un procédé d’écriture qu’on retrouve par ailleurs chez Karlheinz Stockhausen (début du Klavierstück IX, 1955-61), chez Xenakis, Marc Monet ou Thierry Pécou.

Cette impression percussive peut aussi se transposer dans une écriture en diversification des attaques et des modes de jeu. Sans conteste le meilleur exemple est Modes de valeurs et d’intensité de Messiaen. Le percussif opère également dans la recherche d’un « son concert » sur l’instrument : nous entendons La lumière n’a pas de bras pour nous porter de Gérard Pesson (1994-95) qui reproduit une sonorité de güiro par un jeu de glissés avec les ongles sur les touches, ou tout simplement par une association directe entre percussion et piano (modèle bien connu depuis la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartók). Cette fois, les exemples sont tirés de la musique de Philippe Hurel : extrait d’Interstices (2010) pour piano et trois percussions (créé dans le cadre du Concours International de piano d’Orléans), qui use des associations de modes de jeu entre attaques des crotales et piano – phénomène présent dans Noces de Stravinsky et Répons, (1981-82-84) de Boulez.

Le potentiel résonnant du piano est considérablement exploité au XXe siècle. Corinne Schneider amorce ce second temps par la diffusion d’un court passage d’un entretien où Jolivet aborde la notion du traitement de la résonnance dans Mana (1935). Son idée était de rompre la résultante tonale par l’entretien de la résonnance (il part de la définition acoustique du piano). Boulez a probablement cette pièce dans l’oreille (notamment le deuxième mouvement, L’oiseau) : afin d’expliciter cette filiation, nous entendons un extrait de son Sur Incices pour trois pianos, trois harpes et trois percussions-claviers (1996/1998), suivi par un entretien avec le compositeur au sujet de son affection et de son utilisation des instruments résonnants. Il y aborde notamment les notions de mélanges des timbres, les différentes trajectoires du son ainsi que la nécessité, pour le l’auteur, d’une sensibilité et non d’une directivité trop forte vis-à-vis du phénomène de résonnance. Assez proches de la pensée d’un Levinas ou d’un Murail, ses déclarations ouvrent une nouvelle trajectoire dans le rapport du piano avec l’électronique. L’exemple musical associé est Le Scorpion (version de 2002) de Martín Matalon, pour six percussions, piano et électronique, musique pour le film L’âge d’or de Luis Buñuel [lire notre chronique du 27 mars 2003 et notre critique du CD], un opus dans lequel spatialisation, transformation des timbres et résonnance sont reproduites en temps réel.

Claire et toujours pédagogue, Corinne Schneider livre, à l’aide de riches sources musicales et d’entretiens, un large éventail des sonorités diversifiées et des différentes postures des compositeurs face au piano. On en trouvait bel exemple avec le récital du jeune pianiste russe Iouri Favorin [lire notre chronique du 1er février 2013], parfait prolongement live de ces contenus passionnants.

NM