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Chroniques
le festival fête soixante ans !
Dmitri Masleev joue Balakirev, Glinka, Moussorgski, Rachmaninov et Tchaïkovski
Grande joie de retrouver en cette fin de semaine l’excellent Festival de la Grange de Meslay, à quelques encablures de Tours ! C’est après un premier concert dans cette cité en 1963 que Sviatoslav Richter tombe amoureux du fort beau lieu où nous nous trouvons aujourd’hui, vestige d’une ferme fortifiée du XIIIe siècle. Et dès le 23 juin 1964 étaient lancées ses Fêtes musicales en Touraine dont la présente édition célèbre le soixantième anniversaire. On ne retracera point ici une histoire que connaissent la plupart des mélomanes et que conte avec plus d’avantage que les mots la précieuse collection de photographies prises par Gérard Proust depuis les premiers temps de cette belle aventure, dont certains clichés sont exposés sur place – n’est-il pas inouï que l’événement ait été immortalisé par un seul et même œil durant six décennies ? Outre de se promener par le regard dans la mémoire du festival, l’auditeur put assister, cet après-midi, à la mise en terre du rosier Sviatoslav Richter, inventé en l’honneur du pianiste et pour cet anniversaire par le créateur Jean-Lin Lebrun, ainsi décrit :
« Rosier arbustif au port élancé et aux rameaux géniculés. Très grandes feuilles vert mat naissant dans des nuances brun rouge. Des grappes de trois à cinq boutons donnent naissance à de très grandes corolles doubles et plates. Les pétales sont nombreux et très denses ; les plus gros vers l’extérieur, de plus en plus petits vers l’intérieur. La couleur rose est concentrée dans le centre de la fleur à l’éclosion et s’estompe avec l’épanouissement. Le parfum est très fort et agréable. Ce rosier arbustif gagne à être palissé afin de profiter de sa jolie floraison ».
Après deux trios de Beethoven donnés en fin de journée par les Wanderer – Jean-Marc Phillips Varjabédian (violon), Raphaël Pidoux (violon) et Vincent Coq (piano) –, dans une tendresse bienvenue, nous découvrons le programme concocté par le jeune musicien russe Dmitri Masleev, né dans la capitale de Bouriatie il y a tout juste trente-six ans. Pour commencer, quatre pages puisées dans Les saisons Op.37 (1876) de Piotr Tchaïkovski. Exquisément phrasé, Janvier (au coin du feu), au lyrisme élancé, cède bientôt place à la Barcarolle de Juin, fort intériorisée, dans un rubato cependant jamais abusif, où un enthousiasme solaire dispute une immense tristesse. À l’inverse, Septembre (la chasse) est une fête, voire un bal sylvestre qui révèle l’élégance du pianiste dans une ciselure certaine. C’est incontestablement avec Octobre (chant d'automne) qu’il parle directement à chacun, d’un accent puissamment nostalgique où affleure un recueillement ému.
Des douze mélodies pour voix et piano composées en 1840 par Mikhaïl Glinka, Masleev donne ensuite l’adaptation pour piano seul de L’alouette, dans la même impédance irrésistible de drame intime que ne parvient pas à contredire l’infernale virtuosité convoquée par le transcripteur, Mili Balakirev. S’ensuit La séparation du même Glinka, nocturne en fa mineur de 1866 ici plus sombre que jamais. Et le souple Andante du Nocturne en ré mineur n°3 (1902) de Balakirev d’alors bercer l’écoute, avant de l’emporter dans la passion de son Allegro un rien folâtre. Un travail précis de la nuance et de la couleur magnifie cet opus où beaucoup s’en tiennent à la seule démonstration.
Né non loin de Saint-Pétersbourg en 1865 où il s’éteindra en 1937, Constantin Tchernov fut un pianiste russe bien connu durant la période soviétique comme grand transcripteur du répertoire orchestral pour son instrument, parfois pour quatre mains, d’autres fois pour deux, qui s’est également exprimé à travers des articles et ses mémoires. Parmi ses innombrables travaux – Symphonie n°1 de Tchaïkovski, Symphonie n°2 de Rimski-Korsakov, Symphonie n°2 de Borodine, etc. –, on compte une version pianistique du célèbre poème symphonique de Modeste Moussorgski, Une nuit sur le mont Chauve (1867), réalisée en 1902 d’après la révision de Nikolaï Rimski-Korsakov (1886). Et c’est le choix de Dmitri Masleev pour conclure, dans un flamboiement intranquille, la première partie de son récital ! Ces qualités de couleur sont à la fête dans cette page virtuosissime, malgré une tonicité proprement délirante.
Après l’entracte, l’artiste s’attache à un seul compositeur. Ouvert par le premier des Cinq morceaux de fantaisie Op.3 (1892), ce voyage dans l’œuvre de Sergueï Rachmaninov est des plus sensibles. Sans sévérité, cette Élégieen mi bémol mineur fait planer ses langueurs dans les nuages. Lui répond ce Prélude en ut# mineur qu’on a toujours réclamé à son auteur et qui a fini par le détester – cloches de Moscou, dirent les commentateurs d’antan, ici conçu comme élévation plus mystique que campanaire. Moins robuste qu’on l’entend souvent, le Prélude en sol mineur Op.23 n°5 (1902) demeure délicat et poétique, même si c’est avec l’éclat nécessaire. Ce soin subtil à la musique et à elle seule caractérise l’abord des Fragments (1917), indiciblement rêveur sous ces doigts.
Dédiée au génial Godowsky, la Polka en fa# majeur V.R. (1911) fait ici figure d’articulation légère à la virtuosité néanmoins orchestrale. Les extraits des neuf Études-tableaux Op.39 (1917) à s’enchaîner replongent l’auditeur dans la profondeur d’un jeu qui l’absorbe pleinement. Après le Lento assai en la mineur (n°2) à la survenue impressionniste par-delà l’ombre du Dis Irae, déprimante, nous entendons l’Allegro molto en fa# mineur (n°3) quasi néoclassique dont le martellement ne paraît guère heureux, avouons, contrairement à la splendide vague romantique qui nourrit l’Allegro assai en si mineur (n°4). La volée de cloches de l’Appassionato en mi bémol mineur (n°5) manque elle aussi de hauteur, comme sous l’effet de la fatigue. Pourtant, Masleev offre trois bis, avec une générosité remarquable, dont une valse de Chopin à la simplicité délicieuse.
BB