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Chroniques
La damnation de Faust
légende dramatique d’Hector Berlioz
Les divagations d'un rêveur – ainsi pourrait-on qualifier l'œuvre lyrique d'Hector Berlioz (1803-1869), comme le travail de mise en scène de Terry Gilliam pour souligner le commun visionnaire et de longue haleine de leurs créations. Venu à l'opéra sur le tard, pour le compte de l'English National Opera, le cinéaste britannique d'origine américaine a trouvé toute matière chez le compositeur français, en commençant par ces deux ouvrages à Londres : La damnation de Faust en 2011, puis Benvenuto Cellini en 2014 (annoncé par ailleurs à Bastille l'an prochain).
Or, en découvrant avec le public berlinois le traitement par Gilliam du conte faustien – dans cette illustration moderne par l'audacieux survol des derniers siècles de l'histoire allemande –, il semble que l'entreprise inventive et décapante vient aussi, malencontreusement, saper les fondements du roman inspirateur de Goethe (traduit par Gérard de Nerval en 1828), puissante expression du tragique de la condition humaine. La légende dramatique conçue par Berlioz (pour être donnée à l'Opéra Comique tout d'abord, en 1846), peut-être incohérente mais pleine d'imagination et de sensibilité, est beaucoup mieux défendue dans la fosse par l'excellente Staatskapelle de Berlin, avec Simon Rattle à sa tête.
Ce n'est pas tant par ce qu'il donne à voir (ainsi au premier tableau, Faust se tenant face au soleil, sur un fond digne de Caspar David Friedrich) que le spectacle se surpasse. Sur le plan visuel, outre un peu de vidéo très dynamique, il y a bien quelques beaux clins d’œil à de petites fantaisies gilliamesques du passé (pour reprendre le titre de l'autobiographie saluée par la critique française), comme les chevaliers défilant chacun sur son canasson fait d'un manche à balai, mais aussi des références à la grande culture d'outre-Rhin.
Lors du ballet des sylphes, par exemple, scène de rêve de Faust sous l'emprise de Méphistophélès, le jeune homme, qui se retrouve au milieu de la cour des nazis au charme glacial – scène intéressante, étrange et ambiguë, peuplée de vrais personnages –, est pris dans le délire d'un extrait de représentation, caricaturale comme très onirique, de la Tétralogie wagnérienne. Ensuite, et jusqu'à la damnation du héros, Terry Gilliam recourt à l'imagerie nationale-socialiste avec certes l'humour grinçant et l'évident antimilitarisme encore fidèles à sa conception d'un art toujours dérangeant, mais encore avec certains clichés de la représentation populaire des chemises brunes (il y a tant de déjà-vu sur le sujet dans le cinéma américain).
Le vieux créateur rebelle d’Hollywood, parfois comparé à Orson Welles, excelle plutôt dans les transitions, parfois purement magiques comme au bon vieux temps de ses dessins satiriques et des animations pour les Monty Python. Entre un conseil de guerre en forme de pitreries et un champ de bataille enfumé avec une armée défaite entonnant le salutaire chant de la fête de Pâques – le Staatsopernchor Berlin, sans grande confusion et parfois immense –, le cabinet de Faust a surgi, étonné, vécu et disparu dans un tour de passe-passe évocateur et poétique (d'autres cellules gilliamesques, petits univers de ses plus grands films).
Ainsi la physionomie de Faust, bien personnelle et identifiée, avec sa coiffe orangée qui tranche parmi les foules sur scène (costumes bigarrés de Katrina Lindsay), comme son parcours aventurier, contrarié par l'humanité parce que malmené par Méphisto’, sont-ils montrés avec ce soin particulier, humaniste et révolté, inoubliable au cœur des cinéphiles depuis Brazil (1985). L'image de Faust arraché à sa bien-aimée, s'élevant alors au-dessus d'une large Inquisition sans visage, entretient notamment cette poésie singulière.
Dans son chant, le ténor Charles Castronovo parvient à donner cette dimension touchante d’un Faust en amant secret, gracieux et inspiré dans la prière Merci, doux crépuscule, au destin planant tel ce bel oiseau de voix glissant sur le fugato suicidaire (avant l'apparition spectaculaire du Malin à travers un miroir). En Méphistophélès, rôle plus difficile car trop présent (souvent en observateur indiscret) dans cette production, le baryton basse Florian Boesch ne brille que pour la berceuse Voici des roses, de par son timbre libéré de toutes les surcharges qui s'accumulent autrement dans le gosier diabolique. Saluons le mezzo-soprano puissant de Magdalena Kožená dans les airs attendus de Marguerite, sans rien de bouleversant cependant. Peut-être manqua-t-il à l'ensemble de la distribution la sensibilité française qui exprimerait probablement au mieux le lyrisme du livret.
En revanche, l'orchestre n'ignore pas le romantisme vieille France, joliment enflé de nostalgie aux premières scènes, puis justement ombragé en plein désespoir faustien. Les couleurs sont là, douces mélodies ou superbes marches qui traduisent l'idéal du jeune Berlioz jusqu'au sublime de la dernière partie.
FC