Chroniques

par bertrand bolognesi

L’amour des trois oranges
opéra de Sergueï Prokofiev

Opéra national de Lorraine, Nancy
- 16 novembre 2022
Anna Bernreitner met en scène L'AMOUR DES TROIS ORANGES à Nancy
© simon gosselin

Essentiel au répertoire du XXe siècle, L’amour des trois oranges, créé à Chicago il y a un siècle, n’est pas encore couramment mis à l’affiche de nos maisons d’opéra [lire nos chroniques des productions de Berlin, Paris, Aix, Dijon et Genève]. Aussi doit-on à Matthieu Dussouillez, directeur général de l’Opéra national de Lorraine où il mène une programmation passionnante à plusieurs égards, d’inviter pour la première fois le fameux ouvrage de Prokofiev sur la scène nancéienne qui le présente en coproduction avec les théâtres de Saint-Gall et de Magdebourg. La mise en scène est confiée à la jeune Anna Bernreitner qui s’associe la complicité d’Hannah Oellinger et de Manfred Reiner pour la scénographie et la vêture, le soin des mouvements revenant à Claudia De Serpa Soares et celui de la lumière à Paul Grilj.

L’artiste autrichienne, qui confesse être « séduite par la folie qui m’a semblée merveilleuse » et « impressionnée par cet humour qui réside tout entier dans la musique » (brochure de salle), fait entrer Comiques, Tragiques, Lyriques et Têtes Vides côté public, en pleine lumière. Tous arborent une combinaison blanche qui ne laisse apparaître que le visage. Un ciel de nuages façon Magritte occupe tout le cadre de scène, via des tentures qui, lorsqu’on les tire, dévoilent un appareillage rudimentaire de balcons à l’étage, surplombant une sorte d’arène où se déroulera la fable, aux abords d’un château blanc de livre d’images doté en façade d’une petite armoire à pharmacie. Ainsi l’inguérissable hypocondrie du Prince est-elle observée par un chœur omniprésent auquel reviendra d’activer divers éléments indispensables au déroulement du conte. Dès lors, le jeu se déploie sur un mode relativement enfantin, par-delà cette option de mise en regard – plutôt qu’en abîme – de son action principale. Les personnages interviennent comme autant de marionnettes du castelet – Tchélio en Bon Dieu des nuages, Morgane en épouvantail fumant du chef, Roi de Trèfle droit sorti des cartes à jouer, Truffaldino en bouffon affriolant, et ainsi de suite. Un exquis délire de perruques aux chromies acidulées vient rehausser chacun, avec une fantaisie et une démesure assez réjouissantes. On ne dira pas tout des nombreuses trouvailles du spectacle, doté même d’un Manneken-Pis capable d’engendrer la mélancolie !

C’est dans la fosse que se love la dimension épique du conte. Parce que c’est ainsi qu’en décida le compositeur, bien sûr, et parce que metteure en scène et cheffe se sont pliées à son désir. Si le travail précédemment décrit est loin de passer inaperçu, celui de Marie Jacquot à la tête de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine est l’attrait principal de la soirée. Avec quel à propos relief, suavité, nuance et contraste s’y trouvent magnifiés ! Ne lâchant rien sur une vue d’ensemble qui porte haut, la musicienne, dont nous applaudissions récemment le talent à Munich et à Strasbourg [lire nos chroniques des Vorübergehenden et d’Until the lions], soigne jalousement chaque détail dans une approche résolument punchy et toujours finement musicale. Brava !

Une distribution vocale de belle homogénéité sert idéalement l’aventure, chantée dans sa version française qu’avantage une diction générale parfaite, chez tous les artistes. Outre un Chœur en bonne forme, préparé avec précision par Guillaume Fauchère, une douzaine de voix en font le bonheur. Ainsi du Farfarello bien impacté de Benjamin Collin, de la Nicolette généreuse d’Anne-Sophie Vincent et de la fraîche Ninette d’Amélie Robins [lire notre chronique du Rake’s Progress]. Patrick Bolleire campe d’un instrument aussi menaçant que la redoutable louche une Cuisinière truculente [lire nos chroniques de Fidelio, Le Comte Ory, Semiramide, Lucia di Lammermoor, Don Carlos, Samson et Dalila, Robert le diable, Olimpie et Guillaume Tell], les deux autres rôles magiques revenant à Lyne Fortin, habile et sonore Morgane, et à Tomislav Lavoie en Tchélio quasiment lyrique [lire nos chroniques de La reine de Chypre, Les Huguenots, Ariane et Barbe-Bleue].

La robustesse confortable du baryton Aimery Lefèvre taille belle place à Pantalon [lire nos chroniques d’Atys, Giulio Cesare in Egitto, Les Indes galantes, enfin Castor et Pollux], quand l’excellent Léo Vermot-Desroches compose un Truffaldino tout de clarté et fort drôle. Souffrant, Dion Mazerolle dut renoncer à chanter le rôle du Roi de Trèfle en cette première. Appelé le jour de la répétition générale, Matthieu Lécroart en assume la partie musicale au pupitre, en touche d’orchestre, tandis que Pénélope Driant, l’assistante de la metteure en scène, l’incarne sur scène – le caractère de pantomime autorise aisément cette solution. On admire l’autorité artistique du baryton, y compris dans la grande tendresse qu’il déploie aux bons moments [lire nos chroniques du Médecin malgré lui, de Monsieur de Pourceaugnac et Phryné]. Autre baryton de la soirée, Anas Séguin honore le rôle de Léandre par la souplesse de l’instrument et la présence scénique attachante [lire nos chroniques de Don Carlo, Le nozze di Figaro, Carmen, La traviata et Der Freischütz]. Lucie Roche prête à Clarice un timbre opulent en diable. Enfin, la partie du prince hypocondriaque revient à Pierre Derhet, ténor plus qu’efficace qui fait l’unanimité.

Après des applaudissements chaleureux et enthousiastes, le public quitte le théâtre le sourire aux lèvres. Voilà qui fait bon voir et augure de trois belles représentations (les 18, 20 et 22 novembre) : ne vous en privez pas !

BB