Chroniques

par bertrand bolognesi

Karl Amadeus Hartmann par Christian Gerhaher
Bayerisches Staatsoper Orchester, Kirill Petrenko

Budapesti Tavaszi Fesztivál / Művészetek Palotája, Budapest
- 19 avril 2015
le baryton bavarois Christian Gerhaher chante Hartmann au Printemps de Budapest
© alexander basta

Pour notre dernière soirée au Printemps de Budapest [lire notre dossier du mois], nous retrouvons le Bayerisches Staatsoper Orchester et Kirill Petrenko, son « patron » depuis deux ans. À l’instar du concert de vendredi [lire notre chronique du 17 avril 2015], cette soirée est aux deux tiers consacrée à la musique française. Maurice Ravel, pour commencer, avec La valse (1919-20), amorcée non sans un certain mystère, bientôt gagné par un élan motorique qui ne contrarie pas l’extrême onctuosité des alliages timbriques. Le relief des cordes et l’élégance des bois séduisent d’abord, dans cette version qui ne se livre pas d’emblée. Les successives reprises se perdent toutefois dans une langueur appuyée qui progressivement contraint le chef, par contraste, à forcer le trait des passages plus toniques, jusqu’à barbouiller assez vulgairement cette « peinture d’un ballet », voilant le détail dans des forte trop violents – il faut le faire, dans cette acoustique ! L’ultime relance affiche une vitrine qu’on n’oserait pas même dans la musique de Bernstein, accompagnée d’une démonstration gymnique fort dispendieuse du chef russe.

Franchement passionnante se révèle, en revanche, l’interprétation de Gesangsszene aus Sodom und Gomorra pour baryton et orchestre, œuvre conçue en 1962-63 par Karl Amadeus Hartmann qui s’éteignit avant son achèvement. Près de vingt ans après l’exil intérieur dans lequel s’était réfugié le compositeur bavarois en tournant discrètement le dos au nazisme, loin des compromis de nombre de ses confrères d’alors, plus ou moins opportunistes quel que soit le régime au pouvoir – on lira avec avantage le livre de Michael Hans Kater sur cette question [lire notre critique de l’ouvrage] –, il s’inspirait de la pièce de Jean Giraudoux, Sodome et Gomorrhe (créée à Paris en 1943 ; Arthur Honegger avait alors écrit la musique de scène), pour cette sorte de cantate qu’il destinait à Dietrich Fischer-Dieskau. L’illustre baryton en assumait en effet la création, un an après la mort d’Hartmann.

Le monde allait-il si bien, dix-sept ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale ?... L’Ancien Testament décrit la destruction des cités de la plaine, punies par Dieu pour leur irrespect des lois de l’hospitalité, pour leur soumission au confort et aux plaisirs qui les conduisait à dérespecter la personne humaine par la pratique de l’esclavage (entre autres). II est envisageable qu’à travers son évocation des Écritures, via Giraudoux, Hartmann ait souhaité, magnifiant la critique par l’art, mettre en garde ses contemporains contre la société de consommation, née quelques années auparavant et qui progresserait jusqu’à envahir nos modes de vie dès la fin de la décennie. De fait, à quelles indignités aura conduit le modèle capitaliste… Avec le temps, le mal change de visage, mais toujours il demeure, faut-il comprendre, quand bien même l’Europe d’alors brandissait des valeurs morales masquant ses mésactions.

Ce pessimisme lucide habite, motive même, la dernière œuvre d’Hartmann. Son important prélude est ouvert par une mélopée de flûte solo, dont les méandres tour à tour indolents et questionneurs sont peu à peu soutenus par des percussions intrusives. Gesangsszene aus Sodom und Gomorra convoque un grand effectif dont se complexifient les parties, jusqu’à l’entrée de la voix, libre. Dans cette grande et inutile agitation de la ville, autrement dite notre civilisation, la voix soudain domine, isolée, annonçant et dénonçant. L’écriture éteint l’orchestre quand s’exprime le baryton, souverain. Particulièrement soigneux des équilibres, Kirill Petrenko veille à laisser entendre chaque trait, des violents tutti emportés aux détails de gongs et de tams, inscrits dans l’esthétique de l’époque (on perçoit Varèse, Messiaen, Zimmermann, Boulez, etc.). Sa battue s’en tient au plus lisible, sans sacrifier au matuvuisme du lever de rideau. La formidable sûreté du chant de Christian Gerhaher lui permet de porter chaque phrase par un bouleversant travail de la nuance. Après le retour de la flûte, la pièce s’interrompt dans le dire du chanteur (parler) : « es ist ein Ende der Welt, das Traurigste von allen » – après cette si triste fin du monde, la salle attend avant d’applaudir ce fort beau moment du concert.

La Symphonie fantastique Op.14 d’Hector Berlioz occupe la seconde partie du programme. Moins brossée que celle de La valse, l’exécution de cette page n’est cependant guère convaincante. Petrenko donne le temps qu’il faut à sa respiration du premier épisode, dans une lecture pleine de suspens, malgré une dynamique relativement raide. Après Un bal à la crème au beurre, l’Adagio ne prend pas, par-delà quelques fragments brillamment tenus. Les deux derniers mouvements iront nettement mieux, mais le chef, pour s’y montrer habile, n’est pas inspiré du tout. Au souvenir de prestations plus satisfaisantes de cet artiste aux indéniables qualités [lire nos chroniques du 4 juin 2011, du 4 janvier et du 18 mars 2014], on s’interroge sur son appréhension du répertoire français. Gardons à l’oreille son remarquable Hartmann.

BB