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Chroniques
Káťa Kabanová | Katia Kabanova
opéra de Leoš Janáček
Quelques années après son passage à l’Opéra de Paris, la Káťa Kabanová mise en scène par Christoph Marthaler réaffirme son extrême cohérence, sa grande désolation, dans un univers sans espoir dessiné par des errances rendues absurdes. Quelque part dans une cité soviétique en décrépitude, comme il en est tant (elles ne sont plus soviétiques, mais elles sont bien là, encore), la terrible histoire imaginée par Ostrovski soixante ans avant que Janáček décide de la mettre en musique va son chemin, la société bourgeoise moralisatrice ayant ici fait place à l’insupportable regard de tous des dictatures, tartuffe d’une autre espèce.
À vivre avec un homme soumis à une mère tyrannique dont il ne s'échappe qu’en buvant trop, à être accusée sans cesse par sa belle-mère de se comporter en maîtresse de son mari, quand bien même il paraîtrait ici évident que les époux ne se connaissent pas, à se voir toujours refuser une petite place au sein de la famille Kabanov, la belle Káťa ouvre grand les yeux vers le dehors, tout naturellement. Le dehors, c’est le neveu Dikoy, lui aussi soumis à un oncle riche et capricieux comme un gamin dont il croit pouvoir hérité de la fortune un beau jour ; amoureux fou, il fera naître la jeune femme à l’amour… avant que de poursuivre son chemin, au dehors, toujours.
Qu'elle est imposante, cette grande armoire au sombre verni ! Marthaler inventait là un lieu de passage quasiment magique désigné par un badinage demeuré enfantin, capable de faire naître un jardin sans que l’on changeât jamais d’espace scénique, excitant l’imagination du public. Tandis que les vieux y cachent le schnaps qui un peu plus les enferme dans des travers dont ils n’ont sans doute pas la moindre envie de s’échapper, les jeunes s’y enfouissent à la découverte d’autres lieux, d’autres mondes, d’autres vies. La présence d’un vieillard errant là depuis le début, comme depuis la nuit des temps, s’anime soudain d’une troublante hilarité : l’orage, c’est lui, qui fait basculer le drame.
Dès l’abord, Tomáš Netopil fait sourdre de très loin les cordes du prélude, tandis que l’instituteur rêvasse en triturant ses lunettes, laissant le temps d’approcher le climat particulier de la scénographie. Bientôt, de même qu’une fébrile et lasse déambulation envahit la cour, toujours regardée depuis les indiscrètes fenêtres qui la surplombent, une inquiète vivacité traverse la fosse. Le chef tchèque suit pas à pas la dramaturgie, précipitant bientôt Káťa dans la tourmente.
À oublier un Dikoy décidément plus que malmené par un baryton qui n’en peut mais, la distribution réunie pour cette reprise est plutôt satisfaisante. Le vaillant Ales Bricsein y donne un Kudriach d’une saine clarté, tandis qu’Andrea Hill sert idéalement la futile Varvara. On retrouve le timbre bien accroché du jeune Michal Partyka en un Kouliguine un brin follet. Dans le rôle de Boris, l’amant, Jorma Silvasti commence tout doux, réservant sa voix pour le moment le plus lyrique. Le pâle Kabanov est confié à Donald Kaash qui mène adroitement sa ligne de chant, formant avec Kabanicha un couple parfaitement crédible – ô fils qui paraissez plus vieux que vos mère… Dans cette incarnation, Jane Henschel s’avère irrésistible, avec une voix qu’elle libère opulente et une parfaite composition scénique.
Une nouvelle fois, Angela Denoke bouleverse dans le rôle-titre. Outre un parcours vocal d’une sensibilité à fleur de peau, la présence en scène émeut, sachant profiter de tout ce que cette mise en scène offre au jeu, avec sa direction d’acteurs exigeante. « Vis, disent-ils »… Oui, même par le péché Káťa ne parviendra pas à exister aux yeux des Kabanov (au fond, Varvara n’est qu’à demi complice : en tâchant de masquer la vérité, elle se range du côté de sa famille).
BB