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Chroniques
Julia Kleiter, Michaela Schuster, Philippe Jordan
Gustav Mahler | Symphonie en ut mineur n°2 « Résurrection »
La Symphonie en ut mineur n°2 reste encore redevable, ô combien, de cette phase de la pensée mahlérienne qui ne se défiait pas encore de la musique à programme. Sans que chaque moment en soit assigné de façon minutieuse – on lui connaît trois descriptions différentes –, la symphonie s’essaie à circonscrire le corps des affects qu’en Occident exalte la perspective angoissante de la mort, cette énigme téléologique qu’elle y fait peser sur toutes choses désirées.
Si Philippe Jordan se montre dans l’ensemble plus attentif à la musique qu’au propos existentiel, en cela fidèle aux options tenues lors de sa restitution il y a quatre ans de l’Alpensinphonie de Richard Strauss [lire notre chronique du 14 novembre 2009], il s’est depuis dévêtu de la retenue que nous jugions alors trop prudente ; informées des intentions exprimées par l’auteur, ses ciselures osent désormais toute la gamme d’une expressivité avant tout musicale.
Une Totenfeier beethovenienne ouvre l’œuvre dans un tempo subtilement ralenti. Rien des emphases saisissantes d’un Abbado ne vient troubler la danse des contrebasses. Pour autant, dans un son très en pâte et somptueusement tenu, les crescendos impressionnent. La dynamique et l’accentuation sont l’objet d’un travail d’orfèvre, dans une compréhension intime de la partition et de son époque, à la charnière entre le dernier romantisme et les interrogations de l’expressionnisme. Portées par l’ostinato moiré des cordes, les élégies du concertino le disputent à la stridence anxieuse de certains tutti, le chef utilisant avec bonheur l’acoustique en filtre « passe-haut » de l’Opéra Bastille. Le jeu des répons et anticipations thématiques, les grands effondrements orchestraux, la précision sèche de certains accords et telle intervention songeuse du cor anglais tissent une longue méditation, plus musicale que sémantiquement motivée. Ici se déploie, nous semble-t-il, une pensée de la texture sonore sise dans son épaisseur temporelle, au détriment sans doute d’un ethos romantique, mais dans la jouissance assumée de ce qui flue.
Traversé d’accents maniéristes subtils dans l’amble succulent de son andante moderato, le Ländler du deuxième mouvement joue d’une troublante duplicité entre les violons, aux déroutants triolets moqueurs, aux dérisions raffinées et aux surexpressions ironiques, et l’allure bonhomme, cor souriant ou legato voluptueux des violoncelles, du reste de l’orchestre. Tout cela laisse l’impression d’une danse aimable et tendre réalisée sur le dos de démons rieurs – souvenir d’un moment heureux glosé d’un memento mori.
Très détouré et marqué d’accents inquiétants et brusques s’en va l’amble fluide du troisième épisode. Dans des contrastes clairement notés, les hautbois commentent le flot sonore d’appogiatures narquoises. Ici, un crescendo furioso s’apaise brutalement tandis que les violoncelles se lancent dans un rappel quasi-expressionniste du thème. Là, les liquidités évoquent les chaleurs d’une danse traversée d’éclairs.
Enchaîné attacca par le délice mezzo forte des cors, Urlicht ouvre la parenthèse d’une courte stase dans le déroulement furieux de l’œuvre. La projection décidée de Michaela Schuster et la clarté de son articulation dans un vibrato marqué font oublier une diction parfois légèrement nasale. Enchantement de hautbois et charme des violons dans un climat orchestral discret donnent à ce moment la saveur délicate du Lied.
À nouveau attacca, l’ultime tableau s’ouvre sur l’accord proprement apocalyptique rencontré au point dominant du troisième. La réserve de son impressionne. Styles et thèmes étourdissent de diversité, aiguilles fichées dans la colonne d’un quasi Dies Irae s’auto-parodiant à l’envi. Timbales et cuivres font, depuis les coulisses, des répons nostalgiques aux accents expressionnistes de la scène – clarinette et piccolo s’y montrent d’ailleurs particulièrement incisifs. La virtuosité de la partition bénéficie d’une attention presque amoureuse pour ses entrelacs en quête de silence – un silence qui, de se devoirdire, ne peut rimer qu’avec la sur-affirmation coruscante de l’unité, à retrouver au delà de la mort dans les résonnances du mot « Got ». Le texte du poème conclusif de Klopstock, qui donne son nom à l’œuvre (Aufersteh’n : Résurrection), est souvent couvert par l’orchestre, nonobstant le timbre clair mais mesuré de Julia Kleiter, la présence toujours franche de Michaela Schuster et le beau travail des choristes. Cela ne nuit pas à la jubilation assurément démesuréevers laquelle le chef fait converger la symphonie, au point que les impossibles accords finaux semblent l’anéantir, but oblitérant le chemin parcouru. Et Bastille, incapable de contenir cette incroyable masse sonore, grésille dans un son où se noyer, dans une joie qui n’en est plus d’avoir ainsi, à ce point, à s’auto-affirmer – et que nous croyons parfaitement homogène à l’esprit de la symphonie, incarnation de la proximité hystérique à l’émotion d’une pensée du salut post-mortem lorsqu’elle s’adosse à un oxymore : celui du rapport corps-esprit représenté simultanément sous les espèces de l’appropriation essentielle et de la scission transcendante (« Tu ressusciteras/mon corps » – Klopstock, vers 1 et 2 ; « Crois, mon cœur, crois/que rien n’est perdu pour toi ! », Mahler, vers 1 et 2).
Philippe Jordan paraît endosser là une position (dont nous assumons la surdétermination possible) qui, dans la finesse de son investissement musical, lui permet de signer une interprétation au plein sens du terme : évocatrice, jouissive et stimulante.
MD