Chroniques

par françois cavaillès

Johannes-Passion
spectacle de Sasha Waltz

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 5 novembre 2024
La chorégraphe Sasha Waltz s'empare de la Johannes-Passion de Bach...
© mirco magliocca | opéra de dijon

« Dieu soit loué », aux tout premiers mots de la Passio Domini nostri J.C. secundum Evangelistam Johannem BWV 245, mais dans l’immédiat se répand plutôt la saveur astringente de la souffrance. « Auch in die grössten Niedrigkeit » (Tu as été glorifié) « jusque dans la plus grande humiliation » – ainsi aux pupitres, dans l’ostinato des basses et les stridences des hautbois, l’entrée monumentale se reconnaît-elle grâce aux efforts renouvelés de Leonardo García Alarcón et de sa Cappella Mediterranea. Pour que se révèle lentement la passion-oratorio élevée à un niveau musical extraordinaire par le Cantor leipzigois en 1724, sur la rampe des vers simples d’un poète inconnu, le chef argentin ne se contente pas, en grand spécialiste du répertoire baroque, de vénérer Johann Sebastian Bach – « son œuvre va au-delà de la musique et des arts : c’est un testament spirituel de l’humanité », dit-il (brochure de salle). Il s’agit de créer une magie dont le premier tour de force réside dans la puissante assemblée du Chœur de chambre de Namur et du Chœur de l’Opéra de Dijon. Et puis, que les solistes soutiennent la gageure de donner vie, en scène, à l’Évangéliste, à Jésus, à Pilate... quel cœur à l’ouvrage ! Ainsi, modèle de souplesse frappante, le ténor Valerio Contaldo (Évangéliste) se montre un récitant bateleur aux émouvantes et fines modulations d’affects.

Surtout, l’esprit humain est bien joué, chacune de ses facettes portant appellation et valeur réversibles. À représenter le divin, le douteux... peu importe le nom exact des personnages. C’est en puisant dans un tel trésor dramatique, avec tant de verve et de poésie, que le baryton-basse Christian Immler s’impose en Jésus et le baryton Georg Nigl en Ponce Pilate autoritaire. Leurs natures sont dépeintes comme nos pensées, terriblement claires, c’est-à-dire fidèles de manière complexe à leur objet quoique élémentaires en apparence (par exemple, la flagellation ou l’épanouissement). Le fort courant tragique unit les fils de voix rigides, mais aussi assez flexibles pour exprimer l’ambivalence, qui l’alimentent. De sorte que les chœurs apparaissent aussi clairement vertueux (O Grosse Lieb) ou miséricordieux (Dein Will gescheh, Herr Gott, entre autres splendides brefs moments choraux) qu’injurieux ou méprisants (dans le récitatif Da führten sie Jesum vom Kaipha, puis l’hallali « Kreuzige »). Le plaisir lyrique abonde en particulier chez le soprano Sophie Junker, d’une fraîcheur heureuse dans ses airs Ich folge dir gleichfalls et Zerfliesse, mein Herze, le contre-ténor Benno Schachtner, au vif émouvant dans Von den Stricken meiner Sünden et le molto adagio Es ist vollbracht!, ainsi que le ténor Mark Milhofer pour le puissant Mein Herz, in dem die ganze Welt, le somptueux Ach windet euch nicht so et l’élan de folie qui traverse Zerschmettert mich.

Avec beaucoup de gourmandise spatiale, la chorégraphe Sasha Waltz et sa compagnie berlinoise proposent un spectacle de danse visant à illustrer le propos chanté – sans la moindre effusion de sang, mais plutôt avec l’envie d’expérimenter et le souci de multiplier le marquage de l’œuvre de Bach par des effets scéniques souvent audacieux. Avant que s’ouvre cette Passion commandée par le Salzburger Festspiele, le public découvre la nudité de la plupart des danseurs, puis leur travail de confection de vêtements sur des machines à coudre, en route pour un récit à peine dansé au début, où naissent les mouvements aux quatre coins de la scène, jusqu’à déranger un peu le parterre.

À partir d’un probable hors-sujet néanmoins joli, l’étrange chenille humaine va tisser son large cocon faussement désordonné. Il y a bien là un art certain de poser le mouvement vital qui se confronte à la vérité de notre condition humaine, même par des mensonges éhontés, inhérents à toute représentation – y compris celle, improbable, d’une histoire tenue pour sacrée. Par conséquent, saturer de sons industriels la courte pause prévue pour le sermon, avant de prendre plus tard la salle en toute surprise scénographique dans l’obscurité totale n’a rien de choquant mais peut, hélas, s’observer à l’inverse avec complaisance. C’est le principal écueil de ce travail moins provocant qu’original et sincère, inspiré et doué, qui ne cherche pas tant à revisiter la Johannes-Passion qu’à impressionner en tableaux symbolistes, dans l’aspiration de mise en scène à grand déploiement.

FC