Recherche
Chroniques
Jenůfa
opéra de Leoš Janáček
Un mois après celle du Mariinski vue à Baden Baden [lire notre chronique du 21 janvier 2008], c'est avec plaisir que nous retrouvons Jenůfa dans la production nancéienne de 2002, stationnée dans le Var pour trois représentations. Ainsi goûtons-nous la direction précise de Friedrich Pleyer, magnifiant le tissage de la musique de Janáček qui n'a plus de secret pour lui. Il en brosse chaque inflexion avec superbe, utilisant au mieux de ses possibilités l'instrument qui lui est confié, un Orchestre de l'Opéra de Toulon Provence Méditerranée dont on peut indéniablement dire qu'il continue de progresser. Dès l'ostinato initial s'impose l'imminence du drame dans une urgence inquiétante. De fait, sans accuser plus qu'il ne faut les effets auxquels recourt la partition, le chef soutient lumineusement la dramaturgie, des tourments enthousiastes des premiers pas à la sérénité douce-amère de la fin, en passant par l'enfer médian.
Outre cette belle conduite de fosse, l'on apprécie une distribution satisfaisante, par-delà certains soucis que, pour ne pas taire, nous rangerons vite. Celui, d'abord, d'un quatuor de premier acte trop peu équilibré (Jenůfa, Grand'mère, Laca, Contremaître) ; celui, surtout, d'avoir réuni deux ténors qui peinent à servir leurs rôles. Rien de catastrophique, loin s'en faut ! Mais on notera tout de même que le Laca de Peter Svensson s'affirme trop en force, violant systématiquement l'impact, au risque, d'ailleurs plus d'une fois vérifié, d'en malmener l'intonation. De même James McLean est-il un Števa peu convainquant : le bas-médium n'est jamais juste, le grave exsangue, et le personnage possède pour seule consistance sa convention réductrice ; l'on remarquera toutefois des efforts de nuances, au premier acte, trop tôt conquis par une puissance là aussi appuyée. Cela dit, rappelons que ces rôles sont extrêmement tendus et que Janáček n'eut guère de pitié pour ses ténors, particulièrement dans cet ouvrage qui est, avant tout, un opéra de femmes, précisément de femmes qui ont à faire avec la sottise égoïste des hommes, leur insoutenable légèreté, l'impératif autoritaire de leurs débordements et de leur dévouements repentis. Pour en finir avec les hommes : Jean-Marie Frémeau camp un Maire efficace, tandis que Sergueï Stilmachenko donne un Contremaître chaleureusement timbré, bénéficiant d'une présence investie qui fait d'un personnage à tort souvent montré falot et d'arrière-plan le témoin perspicace, intelligent et sensible de la crise sur laquelle s'édifie tout l’Acte I.
Quant à elles, les voix féminines ravissent. Olivia Doray [lire notre chronique du 30 janvier 2008] est une Karolka gracieuse, Christine Solhosse une irréprochable Mairesse, persifleuse à souhait, tandis qu'Anna Kasyan offre une saine fraîcheur au garçonnet (Jano). Par la franchise de la couleur vocale autant que par la fiabilité de l'expression, Zlatomira Nikolova compose une Grand'mère attachante ; parce qu'il comprend tout, excuse et console, son regard est à la fois terrible et doux, à l'instar d'une ligne de chant toujours généreuse.
Dans le rôle de Kostelnička, la maison accueille une immense artiste, signant ici une prestation à sa mesure : Nadine Secunde livre une Sacristine étonnante, à fleur de peau jusqu'en son hiératisme initial, aveu de cette fragilité qui s'épanchera ensuite dans la rage, l'hystérie, l'hallucination et l'autisme. Le personnage est remarquablement défendu, au delà d'une relative fatigue vocale, seulement effective au début. Chaque phrase est pensée, sentie, vécue, la somme déployant bientôt un puissant éventail expressif, de la tendre onctuosité qui supplie Števa au cri d'effraie ensorcelée dans ses chimères. Chaque nuance est juste comme le jeu soulignant un troublant excès d'amour qui, en projetant la vie de Jenůfa idéale et exemplaire pour racheter un péché ancien, charge la Sacristine du noir infanticide. Ainsi ne peut-elle spontanément consoler celle dont elle vient de faire disparaître le petit – plutôt que de tuer, il s'agit bien de soustraire à la vue.
Enfin, la Jenůfa d’Helena Kaupová connaît un succès bien mérité. On constate avec joie que cette artiste, entendue il y a une dizaine d'années à Prague dans le même rôle qu'elle servit d'une égale fiabilité à Liège plus récemment [lire notre chronique 18 février 2005], continue de perfectionner son incarnation, immédiatement touchante, sans mièvrerie.
Avec la complicité de Gilles Taschet pour les décors et de Patrick Dutertre pour les costumes, Jean-Louis Martinelli réalisait une mise en scène fidèle, remontée aujourd'hui par Ruth Orthmann. À partir d'une palissade de tôle grise dont vibre méchamment la tache centrale rouge-crime, l'arche dramatique s'y dessine jusqu'à la nudité de l'eau-de-vie en passant par un sombre amoncellement maniaque d'icônes impuissantes. On regrette cependant l'erreur d'avoir placé en surplomb et à distance le chœur du III, rendant impossible le danger qui devrait sous-tendre cette scène (peut-être danger de mort pour l'héroïne, ne l'oublions pas). Du reste, il est dommage que l'on ne se soit pas mieux attelé à la direction théâtrale des artistes du Chœur de l'Opéra de Toulon, tout-à-fait honorable vocalement, mais gentillet et attendu, sans consistance scénique. Enfin, l'apparition d'une icône sur tout le cadre de scène pour l'ultime duo recouvre la vérité tout crue d'un nouveau mystère : s'agissant d'une Vierge à l'Enfant, est-ce à dire que, dans le pardon qu'elle accorde à sa marâtre, Jenůfa conquiert une suprême pureté n'ayant de commune mesure avec la virginité perdue avant le lever de rideau ? On méditera cette ouverture probable vers la sainteté…
BB