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Chroniques
James Conlon dirige l’Orchestre de Paris
Alexander von Zemlinsky | Lyrische Sinfonie Op.18
Vraisemblablement écrit vers 1902 ou 1903, Maiblumen blühten überall prend appui sur un poème de Richard Dehmel, confié par Alexander von Zemlinsky à un soprano et à un sextuor à cordes. Le compositeur n’a cependant pas mené à son terme le projet, si bien qu’il reviendrait à Antony Beaumont de l’achever, musicologue qui tant œuvra pour la redécouverte du corpus zemlinskyen – on lui doit une biographie du musicien, plusieurs enregistrements discographiques et l’édition complétée de l’opéra König Kandaules [lire nos chroniques des versions dirigées par Kent Nagano et par Bernhard Kontarsky], entre autres. Cet opus vit finalement le jour en 1997. James Conlon se fait depuis plusieurs décennies l’ardent défenseur de la musique du Viennois. Il retrouve aujourd’hui l’Orchestre de Paris pour une soirée qui lui est largement consacrée, ouverte par l’exécution de cette page découverte au dos du brouillon du prélude d’Es war einmal (opéra créé à Vienne par Gustav Mahler en 1900).
C’est une aubaine de pouvoir entendre Maiblumen blühten überall (Le muguet partout fleurissait), lorsque les salles de concert s’en tiennent généralement aux Maeterlinck-Lieder ou à Die Seejungfrau s’il s’agit d’inscrire Zemlinsky à leur programme [lire nos chroniques du 21 février 2003, du 19 février 2005, du 30 janvier 2008, du 27 novembre 2010, du 30 septembre 2012 et du 21 juillet 2015]. Tout donne cependant à penser que l’interprétation aurait gagné à n’être pas dirigée, les six musiciens requis trouvant alors dans la complicité, voire dans le danger, une expressivité plus féconde. En rien la direction de Conlon est fautive, loin s’en faut : mais quelque chose de timoré, de trop tenu, imprime à la présente lecture une prudence qui paraît tourner le dos à l’illustration du poème tragique. Le timbre chaleureux et l’émission facile d’Aga Mikolaj magnifient l’exécution.
Loin de s’atteler à la mise en notes des vers du même Dehmel, Arnold Schönberg s’en est inspiré pour sa célèbre Verklärte Nacht de 1899, également conçue pour soprano et sextuor. Transcrit pour orchestre à cordes en 1917, l’opus 4 du futur père de la modernité viennoise connut une ultime révision en 1943, donnée ce soir – pont idéal entre l’intimité chambriste des premiers temps du concert et le gigantisme de la seconde partie. Une fois posés les accords liminaires, sans que sort leur soit fait, le mouvement s’amorce assez laborieusement. Sans livrer trop tôt la teneur dramaturgique, James Conlon soigne le délicat miroitement des pupitres. Malheureusement, la cathédrale philharmonique mêle les élans lyriques du deuxième climat dans son impitoyable saladier. Ainsi la passionnante mobilité de l’approche du chef étasunien se perd-t-elle sous l’obésité huilée d’une acoustique décidément peu recommandable (placé au balcon). Passée cette quasi nausea del ascolto (sans vouloir moquer quelque digne gendre vénitien…), l’épaisseur tragique des huit contrebasses, point tant brouillardeuse que d’attendu, replonge l’auditeur dans l’œuvre. Wagons raccrochés, cette Nuit transfigurée s’avère plutôt bien, n’était l’étirement surdistillé de sa conclusion – peut-être garde-t-on trop en oreille le souvenir de la version plus svelte qu’à la tête de l’Orchestre de Paris Pierre Boulez avait menée [lire notre chronique du 21 décembre 2011].
De retour d’entracte, l’on craignait le pire en abordant la vaste Lyrische Sinfonie in sieben Gesängen nach Gedichten von Rabindranath Tagore Op.18, troisième des tubes actuels de Zemlinsky [lire nos chroniques des interprétations de Peter Hirsch, de Christoph Eschenbach et de Lothar Zagrosek]. Bonne surprise : la nature diversifiée des timbres se joue des défauts de la salle, si bien que le très grand effectif convoqué par Zemlinsky dans cette œuvre de 1923 (il la créa lui-même à Prague au printemps suivant) s’en accommode paradoxalement. À la fois proche des psaumes et des opéras, la Symphonie lyrique est ouverte sur le ton de l’épopée auquel Colon, en sage, ne cède pas – sous une baguette moins aguerrie une grandiloquence de péplum peut disqualifier d’emblée l’interprétation.
Décidément confortable dans la diction allemande [lire nos chroniques du 7 juillet 2017, du 19 février 2016, du 4 août 2011 et du 15 décembre 2007], Christopher Maltman, dans une forme remarquable, livre la première mélodie avec une ferveur étonnante. Le développement instrumental qui suit la première strophe sature vite, couvrant la voix. Cela dit, l’écriture est dans l’impédance du Lied von der Erde où le chanteur doit quasiment hurler tout le temps. Très vite, le chef, fort attentif, rétablit l’équilibre. Le falsetto du final – « O fernstes ende, o ungestümes Rufen deiner Flöte ! » (Tagore, traduction allemande d’Hans Effenberg) – survient comme une caresse. On retrouve Aga Mikolaj dans le deuxième mouvement, vaillamment chanté par cette artiste à la projection généreuse [lire nos chroniques du 25 mai 2017 et du 25 septembre 2014]. À la suavité du phrasé répond l’ornement exotique de l’orchestration. Du bist die Abendwolke (III) malmène un peu le baryton, la lecture faisant soudain l’impasse de la subtile moire dessinée par Zemlinsky. Une légère fatigue de l’intonation, heureusement passagère, se laisse même percevoir. Après le parfum sublimement ambré du solo de violon, contrepointé par un violoncelle irrésistible, le soprano pose le manteau de la nuit sur l’énigmatique hésitation harmonique, dans une inflexion qui annonce l’adieu de la Geschwitz (« mein Engel… »). Cinglant comme l’ultime mouvement de la Première de Mahler, le cinquième Lied est magnifiquement livré par Maltman qui a rebandé ses forces. À cet héroïsme robuste succède la rondeur vocale impérative de Mikolaj, dans une sorte de poison schrekérien. Le dernier épisode est une réussite absolue, tous aléas domptés, pour ainsi dire. Dans la paix, le retour feutré du thème conducteur est discrètement rehaussé par le célesta. Quelle œuvre !
BB