Chroniques

par katy oberlé

Il tabarro – A kékszakállú herceg vára
La houppelande – Le château de Barbe-Bleue

opéras de Giacomo Puccini et de Béla Bartók
Festival Puccini / Gran Teatro all’aperto, Torre del Lago
- 26 août 2023
À Torre del Lago, Johannes Erath met en scène un diptyque Puccini/Bartók...
© lorenzo montanelli

Sous la direction artistique du compositeur Giorgio Battistelli [lire nos chroniques de Richard III et du Duc d’Albe], le Festival Puccini s’est réinventé en programmant, en marge de ceux du maître toscan auquel il est dédié, des ouvrages plus récents. Ainsi les mélomanes festivaliers entendirent Pierrot lunaire (1912, donc contemporain de la première milanaise de La fanciulla del West) de Schönberg pendant l’été 2021. Ceux de l’édition 2022 ont pu découvrir Jacob Lenz (1978) de Wolfgang Rihm couplé avec Satyricon (1972) de Bruno Maderna, ainsi que deux événements plus audacieux encore : trois journées d’étude, intitulées Quo Vadis Opera ?, qui réunissaient les compositeurs Claudio Ambrosini, Francesco Filidei, Marco Stroppa, Fabio Vacchi et Battistelli lui-même avec les metteurs en scènes Daniele Abbado, Antoine Gindt et Pier Luigi Pizzi, avec quelques musicologues, historiens et journalistes ; deux soirées de concert en hommage au poète Pier Paolo Pasolini (né cent ans auparavant), avec des créations signées Marcello Filotei, Salvatore Frega, Andrea Manzoli et Roberta Vacca (La meglio gioventù, en référence au titre du recueil de 1954). C’est dans ce sillage que s’inscrit le diptyque de ce soir, formé par le premier des opéras en un acte di Trittico, Il tabarro, et l’unique opéra de Béla Bartók, Le château de Barbe-Bleue, l’un créé à New York le 14 décembre 1918 quand le second l’était le 24 mai de la même année, à Budapest (même s’il fut composé en 1911).

En association avec l’Opéra de Rome où le spectacle fut révélé au public ce printemps, la mise en scène a été confiée à Johannes Erath, homme de théâtre né dans le Bade-Wurtemberg en 1975 qui étudia son art à Fribourg et à Vienne [lire nos chroniques d’Un ballo in maschera, Make no noise, Beatrice Cenci, Otello, Trois sœurs, Les contes d’Hoffmann et Les Troyens]. Il paraît plutôt difficile de rapprocher les deux ouvrages, le vérisme appuyé du Tabarro et le symbolisme revendiqué du Château. Pour ce faire, Erath se concentre sur la violence qu’ils partagent, menant, dans les deux cas, au meurtre. C’est assez déroutant dans l’acte puccinien où l’on ne voit pas de péniche ni de quai de Seine, dans le décor minimaliste de Katrin Connan dont nous applaudissions récemment le travail à Stuttgart [lire notre chronique de Saint François d’Assise]. On ne verra pas plus de château dans le conte que le Hongrois emprunte à Béla Balázs. Avec la complicité du concepteur-lumière Alessandro Carletti [lire nos chroniques de La scala di seta, La donna del lago, La pucelle d’Orléans, Der ferne Klang, Nabucco, Marino Faliero, Béatrice et Bénédict, Der Rosenkavalier et Dialogues des carmélites], c’est dans une abstraction onirique que nous emporte le maître d’œuvre, dans le mouvement propre à chacune des partitions. Noëlle Blancpain signe une garde-robe fonctionnelle. Sans envahir l’espace, la vidéo de Bibi Abel, de très belle facture, titille l’imaginaire et interroge amour et pulsion de mort [lire nos chroniques de Das Rheingold, Siegfried, La passagère et Radamisto].

À la tête des Orchestra e Coro del Festival Puccini (les choristes furent préparés par Roberto Ardigò), Michele Gamba – chef quarantenaire qui s’est illustré aussi bien dans les ouvrages lyriques du répertoire (Die Zauberflöte, Idomeneo, Il trovatore, La sonnambula, Le nozze di Figaro, L'elisir d'amore, Linda di Chamounix, Macbet, Rigoletto, etc.) que dans des opus orchestraux du XXe siècle (Berg, Britten, Chostakovitch…), des classiques de la modernité (Berio, Boulez…) et la musique d’aujourd’hui (Adès, Francesconi, Saunders…) – mène une lecture vive et précise des ces pages où les musiciens nous semblent en meilleure possession de leurs moyens que lors des soirées précédentes du festival [lire nos chroniques de Turandot, Madama Butterfly et La bohème]. L’expressivité convoquée dans Il tabarro est néanmoins inhabituelle par la distance relativement sèche prise avec le lyrisme de la partition : sans doute faut-il y voir une manière d’adhérer à l’option de mise en scène et de la défendre. Dans Le château de Barbe-Bleue, Gamba [lire notre chronique d’Il barbiere di Siviglia] est encore plus convaincant en accentuant les aspects souvent cruels de la musique.

Il en va de même du cast vocal : l’œuvre de Bartók est mieux servie. Au lieu de Mikhaïl Petrenko prévu initialement, l’immense Barbe-Bleue du Met’ [lire notre chronique du 14 février 2015], le rôle du redoutable duc est finalement tenu par le wagnérien Johannes Martin Kränzle. Glaçant par le jeu, tapi dans l’ombre comme un félin, le personnage bénéficie d’un chant solide et nuancé, ainsi que d’un beau métier [lire nos chroniques de Das Rheingold à Lucerne et à Berlin, Siegfried à Milan et à Berlin, Götterdämmerung à Genève et à Berlin, Die Meistersinger von Nürnberg, Der Ring des Nibelungen, Dionysos, Palestrina, La fiancée du Tsar, A village Romeo and Juliet et De la maison des morts]. Saluée dans le rôle, au disque, il y a deux ans [lire notre critique de la gravure de Susanna Mälkki chez BIS], le mezzo-soprano hongrois Szilvia Vörös fait grand effet en Judit : l’impact de l’instrument, à vaste étendue, est impressionnant. La couleur et la rondeur du timbre transmettent parfaitement le sentiment amoureux et la quête personnelle de la dernière épouse. Elle nous laisse bouleversés [lire nos chroniques d’Elektra, Out at S.E.A (Someone Eats All), Szenen aus Goethes Faust et La Gioconda] !

L’équipe d’Il tabarro emballe moins. Les rôles secondaires ne déméritent pas – le ténor Enrico Casari poursuit son sans-fautes en Tinca très clair [lire nos chroniques d’Ariadne auf Naxos, Manon Lescaut, I Pagliacci, Le nozze di Figaro, Carmen et Ariodante], la basse Francesco Auriemma s’acquitte sans problème de la partie d’Il Talpa et La Frugola de Loriana Castellano est luxueuse de musicalité [lire notre chronique de Pietro il grande] –, mais il n’en va pas de même pour le trio principal. Luigi, l’amant sacrifié, est chanté par le jeune ténor Azer Zada dont on apprécie le timbre lumineux mais moins la dureté de l’émission, sans souplesse, ce qui bouscule l’intonation. La Giorgetta n’est pas mieux servie par Monica Zanettin dont le soprano lyrique n’est pas d’égale qualité sur l’ensemble du registre. Quant à Lucio Gallo en Michele, il crie, la plupart du temps, d’un organe exsangue, aux graves morts, qui ne suffit pas à l’art du chant [lire nos chroniques de Manon Lescaut, Don Pasquale et de La fanciulla del West à Torre del Lago, Amsterdam et New York].

Ce diptyque est le premier pas d’un plus grand projet auquel collaborent l’Opéra de Rome et le Festival Puccini : associer chaque acte du Trittico à un ouvrage court du XXe siècle, un peu comme le fit l’Opéra national de Lyon qui leur adjoignait Von Heute auf Morgen (1928) de Schönberg, Sancta Susanna (1921) d’Hindemith et Eine florentinische Tragödie (1906) de Zemlinsky [lire nos chroniques des 4, 5 et 6 février 2012]. La nouvelle direction poursuivra-t-elle l’aventure (Battistelli a quitté le festival) ? Affaire à suivre…

KO