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Hector Berlioz | Les Troyens
Joyce DiDonato, Michael Spyres, Marie-Nicole Lemieux, etc.
Hector Berlioz n’eut guère de chance avec son grand opéra en cinq actes et neuf tableaux, imaginé dès 1851 à partir de l’Énéide de Virgile. Il s’attelle à la rédaction du livret au printemps 1856 et conclut la partition deux ans plus tard. En 1861, Alphonse Royer caresse l’idée de créer Les Troyens à l’Opéra de Paris mais, sans l’avoir fait, l’homme de lettres français quitte l’institution en décembre 1862. Déçu, le compositeur se tourne alors vers le Théâtre-Lyrique pour lequel il définit deux parties dans l’ouvrage : La prise de Troie et Les Troyens à Carthage. Bien que de durées fort inégales, chacune pourrait occuper une soirée, plutôt que de donner d’un coup quatre heures de tragédie en musique. Mauvaise surprise, la maison accepte de jouer Les Troyens à Carthage, dont la première a lieu le 4 novembre 1863… e basta. Le temps passe jusqu’à ce que soit donné La prise de Troie (en version de concert), le 7 décembre 1879 – dix ans après la disparition de l’auteur.
Comme on le vérifie souvent avec Berlioz, c’est outre-Rhin que pour la première fois on accorde alors quelque zèle à défendre Les Troyens. Les 6 et 7 décembre 1890, le Hoftheater de Karlsruhe présente une version presque intégrale répartie en deux soirs, traduite en langue allemande. Un an après son inauguration, la belle Grosses Haus de Max Littmann joue à son tour l’opéra, non sans quelques coupures (Stuttgart, 1913). Enfin, Paris le révèle aux Français et dans leur idiome le 10 juin 1921 mais de façon plus incomplète encore (le chirurgien s’appelle Adolphe Broschot), mise en scène par Ernest Merle-Forest. Voilà que l’autre rive de la Manche se penche sur le destin de l’ouvrage. Après deux versions de concert relativement tronquées (Liverpool, 1897 ; Oxford, 1950), Les Troyens triomphent le 6 juin 1957 à Londres (Royal Opera House), dans une mise en scène de John Gielgud et sous la battue de Rafael Kubelik. Pourtant, il faut attendre le 3 mai 1969 et se rendre à Glasgow (Scottish Opera) pour entendre le chef-d’œuvre en entier – cent ans après la disparition de l’auteur.
Le 2 novembre 1973, un trentenaire remplace Kubelik au pied levé à New York (Metropolitan Opera). Il s’appelle John Nelson. Ce soir-là, un aréopage de grandes voix – Shirley Verrett, Jon Vickers, Christa Ludwig, Judith Blegen, Kenneth Riegel, diantre ! – chante Les Troyens. Tandis que sa carrière prend son envol, une véritable passion se développe pour la musique de Berlioz que le chef joue partout et à laquelle il réserve belle place aux différents postes qui lui seront confiés. Le parcours est, bien sûr, ponctué de plusieurs gravures notoires. Les Troyens manque cependant au catalogue discographique de l’artiste. Plus de quatre décennies après le début de sa grande aventure berliozienne, au sortir des représentations francfortoises [lire notre chronique du 19 février 2017], il réunit la distribution de ses rêves aux côtés de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg et de son Chœur auquel sont associés pour l’occasion le Chœur de l’Opéra national du Rhin (théâtre où Andreas Baesler mit en scène l’ouvrage à l’automne 2006, avec Michel Plasson au pupitre) et le Badischer Staatsopernchor de Karlsruhe, comme en souvenir de décembre 1890 (ces formations sont respectivement dirigées par Catherine Bolzinger, Sandrine Abello et Ulrich Wagner), pour deux concerts face aux micros.
Un orchestre de très grand effectif, avec des instrumentistes supplémentaires de part et d’autres (tels les cinq harpistes qui entourent Pierre-Michel Vigneau), un chœur monumental et seize solistes… jamais le plateau du Palais de la musique et des congrès parut tant encombré – trois cent cinquante artistes, ce n’est pas rien. À 15h les portes se ferment ; elles rouvriront à 20h. Dans l’intervalle, l’auditeur aura imaginé la traitre machine grecque qui détruit Troie, stimulé par la prémonition de Cassandre, aura suivi les survivants jusqu’aux rives africaines, sera peut-être tombé amoureux de leur chef, telle Didon délaissant vite l’anneau de Sichée, jusqu’à maudire avec elle ses dieux lorsqu’il l’abandonne. Pas de mise en scène, cet après-midi, mais un investissement expressif de chaque intention ouvre l’imaginaire de chacun. Ainsi ce livre lu par tous n’est-il jamais le même.
On comprend bientôt la réussite de ce vaste projet et l’augure d’un enregistrement de référence. Outre l’excellence de l’OPS, conjuguant des qualités presque germaine quant à la tenue de ses cuivres et parfaitement françaises pour la clarté de ses bois, tout à son affaire dans les opulences attendues comme dans les ciselures les plus subtiles – citons, entre autres, les traits de clarinette solo, magistralement assumés par Sébastien Koebel –, l’urgence quasiment électrique qui, aux dernières heures de la cité de Priam, habite la lecture de John Nelson captive l’écoute. Les fanfares et chœurs de coulisse, selon la spatialisation chère à Berlioz (qui l’invente, sur le modèle des échos baroques), sont remarquablement maîtrisés. Un soin fort exigeant de la dynamique sert tour à tour la dramaturgie et la description en musique, comme l’insert ethnique toujours étonnant desesclaves nubiennes (Amaloué midonaé) et la Chasse royale proprement inouïe. Nelson écoute jalousement les voix, convoque le lyrisme le plus tendre pour magnifier les élans du couple et savoure avec bonheur les ballets. De même se réjouit-on de la tenue chorale, supérieurement solidaire quand il le faut. La complétude des forces en présence fait simplement merveille, sans mésuser jamais de ses moyens sensiblement réservés à la nuance plutôt qu’à la puissance. De cette réalisation musicale de haut niveau, on regrettera un français trop lacunaire pour qu’on le perçût tel. Quel impact, cependant ! Longtemps on gardera en oreille l’ultime Haine éternelle à la race d’Énée, terrifiant d’amertume.
Les Troyens nécessite seize voix solistes (pour dix-neuf rôles), dans des registres majoritairement graves. Cette particularité appelle une différenciation par la couleur ou par le format plutôt que par l’ambitus, des timbres spécifiques devant incarner les personnages et les intentions qui les animent. À ce chapitre, félicitons les maîtres d’œuvres de ce concert, qui choisirent idéalement chaque chanteur. Autre élément primordial : honneur est fait à la langue, le trait commun à tous étant la grande qualité de la diction, au service d’une prosodie plus que satisfaisante.
Ainsi de Cyrille Dubois, ténor léger tout récemment applaudi en Lucien de Rubempré dans Trompe-la-mort de Francesconi [lire notre chronique du 18 mars 2017], qui donne un Iopas de juvénile inflexion ; ainsi de Stanislas de Barbeyrac, lui aussi aguerri au répertoire français [lire nos chroniques du 22 mai 2015 et du 4 avril 2016], ténor plus lyrique qu’on apprécie en Hélénus dans l’octuor du premier acte (Châtiment effroyable !), mais surtout dans Vallon sonore (Acte V), chanson d’Hylas menée dans un phrasé de toute splendeur, nuançant délicieusement la dernière strophe (« Humble chaumière… ») ; enfin du soprano très pur d’Agnieszka Sławińska, Hécube attachante. On retrouve Marianne Crebassa en Ascagne, le fils d’Énée, assez incertaine à l’Acte II, beaucoup plus probante au III, avec un legato nourri [lire nos chroniques du 10 août 2014 et du 21 novembre 2016]. Déjà saluée dans la partie d’Anna à Londres [lire notre critique du DVD], Hanna Hipp lui prête une nouvelle fois son chant souple à l’impact toujours élégamment dramatique – la richesse du grave fait son effet dans « l’amour est le plus grand des dieux », par exemple (IV, duo avec Narbal).
Passons vite sur un Priam instable et deux Sentinelles mal assorties, malgré la projection flatteuse et la voix épanouie de Jérôme Varnier, irréprochable, et félicitons les robustes interventions du baryton-basse Richard Rittelmann (Soldat, Capitane grec) et l’autorité incontestable de Jean Teitgen (Ombre d’Hector puis Mercure). Berliozien incontestable [lire notre chronique du 31 août 2014], Nicolas Courjal (basse) campe un Narbal un rien heurté par une accentuation consonantique abusive et une tendance à en faire un peu trop, louable dans d’autres emplois [lire notre chronique du 8 mars 2014]. Il n’empêche, la prestation demeure du bon niveau qu’on lui connaît. La très bonne surprise de cette distribution se nomme Philippe Sly : remarqué au Festival d’Aix-en-Provence, à l’Opéra national de Paris, à Glyndebourne et au Salzburger Festspiele [lire notre critique du DVD], le jeune baryton-basse canadien se révèle un Panthée de grande facture, doté d’un timbre chaleureux, au bronze parfois sensuel, et d’une ligne de chant adroitement filée, sans que le contrôle entrave le déploiement des harmoniques naturelles de sa voix – bravo !
L’on ne tarirait pas d’éloges quant au quatuor de tête…
Le Chorèbe de Stéphane Degout bénéficie d’un grand métier, d’une émission sûre, enfin d’une présent mûre, à la fois douce et corsée, que rehausse un legato généreux. Il donne la réplique à une Cassandre d’exception, intensément investie dans le texte, comme au théâtre : Marie-Nicole Lemieux donne le frisson – aigu à frémir de « prépare notre lit nuptial pour demain ». Révélée comme mezzo-soprano colorature dans les rôles belcantistes, puis les travestis baroques [lire nos chroniques des 14 mai et 14 juin 2010, ainsi que du 11 novembre 2007], Joyce DiDonato ne délaisse pas pour autant les emplois plus larges, comme Charlotte dans Werther, reprise l’an dernier [lire notre chronique du 9 avril 2016], ou Marguerite de La damnation de Faust. On admire sa Didon évidente, d’abord prudente mais toujours inspirée, bientôt ravie par la passion, puis folle de dépit, jusqu’à rendre génialement intrusive la rage de la malédiction. « …et si Jupiter même m’eut défendu d’aimer, mon amour insensé de Jupiter braverait l’anathème » : voilà bien de quoi trouver la fatale lame. Michael Spyres est assurément LA voix de ce concert. Déclamation exemplaire, endurance formidable, héroïsme qui va de soi, naturel confondant infléchissant chaque moment vers l’émotion… le ténor étasunien offre un Énée troublant de facilité, de lumière, de perfection, face auquel on ne sait que dire. Il est près de 21h lorsqu’à ma remarque « jamais vous n’êtes fatigué, vous ? » il s’esclaffe « je suis un peu fou comme le Berlioz, oui ! ».
Nous attendons le disque avec impatience.
BB