Chroniques

par bertrand bolognesi

Hamlet
opéra d’Ambroise Thomas

Opéra de Massy
- 15 novembre 2024
Hamlet, ouvrage lyrique d’Ambroise Thomas, à l'Opéra de Massy
© étienne fernandez

Certains ouvrages vivent un destin curieux. Ainsi d’Hamlet, opéra en cinq actes d’Ambroise Thomas, créé le 9 mars 1868 à l’Opéra de Paris (salle Le Peletier), sur un livret de de Jules Barbier et Michel Carré conçu d’après The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark, la très longue pièce de Shakespeare, mais aussi celle qui continue de susciter des interprétations sans cesse renouvelées, de la part des historiens du théâtre comme des psychanalystes… quand ce ne sont pas les compositeurs ! Longtemps, qui voulait satisfaire son goût pour une certaine musique française dut se contenter de quelques versions discographiques, avant que cet opus connût soudainement un regain d’intérêt. Ainsi devint-il assez récemment possible de l’apprécier ici et là, dans diverses approches scéniques – celles de Bernard Habermeyer à Saint-Étienne, d’Olivier Py à Bruxelles, de Vincent Boussard à Marseille, d’Helen Malkowsky à Krefeld, de Serge van Veggel pour la compagnie Opera2day, de Cyril Teste à la Salle Favart, de Nicola Berloffa une nouvelle fois Saint-Étienne – et de loin notre préférée –, enfin celle de Krzysztof Warlikowski à l’Opéra Bastille, de loin la plus stupide [lire nos chroniques du 7 mars 2010, du 3 décembre 2013, du 29 septembre 2016, des 9 janvier et 14 mars 2018, des 24 et 30 janvier 2022, du 11 mars 2023].

À l’automne 2019, une maison régionale d’opéra, sise quelque part en bord de fleuve, présentait sa version, alors confiée au metteur en scène flamand Frank Van Laecke. C’est cette production qu’accueille ce soir l’Opéra de Massy. D’emblée, Elseneur est campé par la massive austérité d’une architecture stricte et de granit qui semble ne devoir laisser pénétrer aucune fantaisie – il faudra bien que le jeune prince feigne la folie pour atteindre son but. Un matelas est couché à même le sol, un sol jonché de fiasques témoignant de la consommation faite ici de divers alcools forts. La partie centrale du mur s’ouvre comme scène dans la scène : ainsi est immédiatement posée la mise en abîme, avant même la survenue du Meurtre de Gonzague. Dans ce dispositif, la direction d’acteur affirme une précision intense qui jamais ne s’écarte de ce que l’opéra est bel et bien du théâtre. De ce point de vue, le spectacle est une réussite indéniable, quand bien même l’on pourra regretter certains effets inutiles, voire incohérent (l’urne de cendres où plonger les mains tout en chantant avoir vu le corps descendre en terre, par exemple). La production demeure classique dans sa sorte de rigueur contemporaine, la vêture d’aujourd’hui renouant avec une certaine convention du théâtre français des années d’après-guerre. Philippe Miesch en est l’auteur, de même que du décor, ouvert côté cour par une haute porte incurvée. La pantomime accusatrice à partir de laquelle la terre commence à trembler pour le nouveau couple royal est assurément le chef-d’œuvre théâtral de la soirée : faisant monter le chœur dans les gradins, côté public, Van Laecke et Miesch installent, dans ce qu’on pourrait dès lors appeler le castelet, trois comédiens abondamment grimés, sous un ciel de volutes nuageuses d’antan. Et les courtisans de rire avec nous de cette séquence commentée depuis la touche par le vengeur – bravo à Tom Bart, Maxime Huet et Sylvain Saussereau.

À la tête d’un Orchestre national d’Île-de-France en bonne santé, Hervé Niquet cisèle puissamment sa lecture, profitant de chaque avantage de la partition pour faire chanter tel trait solistique ou faire parler tel chanteur. Loin de dédaigner l’impact des grands ensembles mais sans non plus s’en tenir là, le chef convoque ce qu’il faut de noble rudesse et de souplesse romantique pour magnifier une partition dont on a trop souvent dit bien des bêtises. Une seule erreur, selon nous : avoir si abondamment appuyé la sonorisation de l’apparition de feu Hamlet père à son héritier ; la projection de Jean-Vincent Blot n’est pas des moindres, mais ce feu constamment ajouté aux braises, elle se fait si anormalement invasive – certes, un Spectre n'est sans doute pas une de ces choses qu’on pourra dire normales… – que tout sombre dans un déséquilibre acoustique malheureux. Passé ce détail, toute la représentation bénéficie d’une approche constamment musicale, sensiblement nuancée mais encore vigoureuse, en adéquation, toujours, avec la dramaturgie.

La qualité du plateau vocal laisse pantois. À commencer par Armando Noguera, luxueusement investi dans le rôle-titre. Après un départ un brin nerveux, sans d’ailleurs déstabiliser son organe, le baryton argentin livre une incarnation de plus en plus convaincante, dans une parfaite observance de la prosodie française qu’autorise le cuivre certain de son timbre. Outre de flatter l’oreille, cet Hamlet-là bouleverse [lire nos chroniques de Golem, Doña Francisquita, Sumidagawa, The rape of Lucretia, Die weiße Rose, Lodoïska, Falstaff, Pelléas et Mélisande, L’Italiana in Algeri en Avignon puis à Montpellier, Die Zauberflöte, Madama Butterfly et Guru]. Encore retrouve-t-on l’excellent Patrick Bolleire en homme à abattre, Claudius sonore en diable et loyalement prononcé [lire nos chroniques de Fidelio, Le Comte Ory, Semiramide, Lucia di Lammermoor, Don Carlos, Samson et Dalila, Robert le diable, Olimpie, Guillaume Tell, L’amour des trois oranges, Il trovatore et I Capuleti e i Montecchi]. Le mezzo Ahlima Mhamdi satisfait nettement moins en Gertrude dont la ligne vocale manque quelque peu d’unité, avec un grave dur et un aigu acide. À sa décharge, rappelons toutefois que le rôle est écrit avec force de sauts intervallaires vertigineux, parfois d’un registre l’autre, comme pour mieux souligner la grande inquiétude où se trouve la reine ; enfin, il n’est pas exclu que l’artiste souffre d’une légère méforme [lire nos chroniques du Médecin malgré lui et de Carmen]. En revanche, l’agilité inouïe et la fraîcheur de timbre de Florie Valiquette font une Ophélie tout terrain qui éblouit par la maîtrise technique comme par le charisme [lire nos chroniques d’A midsummer night's dream, Stabat Mater Hob.XXbis, Israel in Egypt, Armida et Dialogues des carmélites].

La suite de la distribution ne démérite pas. On remarque le ténor extrêmement projeté de Kaëlig Boché en Laërte fervent, au risque de la surenchère parfois, mais le timbre est riche et belle la voix [lire nos chroniques d’Il mondo della luna, Mélodies de Jean Cartan et Le tribut de Zamora]. Florent Karrer prête un baryton efficace au bref Horatio [lire nos chroniques de Die Zauberflöte et de La fanciulla del West], tandis que le rôle de Marcellus échoit au chant élégant d’Yoann Le Lan [lire nos chroniques de Tosca et de Lucie de Lammermoor]. Pour leur prestation impeccable, saluons les artistes du Chœur de l’Opéra de Massy et de celui de la maison régionale évoquée plus haut, dont Pablo Castillo Carrasco et Bo Sung Kim se chargent par ailleurs des parties des fossoyeurs, de même que Nikolaj Bukavec en Polonius.

Une réussite, donc !

BB