Chroniques

par irma foletti

Giulio Cesare in Egitto | Jules César en Égypte
dramma per musica de Georg Friedrich Händel

Oper, Francfort
- 27 avril 2024
"Giulio Cesare in Egitto" (Händel) à l'Opéra de Francfort, en avril 2024
© monika rittershaus

Ce Giulio Cesare fait partie des nouvelles productions de la saison 2023/2024 de l’Opéra de Francfort, celle-ci donnée depuis le 24 mars et jusqu’au 18 mai. La mise en scène en a été confiée à Nadja Loschky [lire notre critique de La passagère] qui situe le dramma per musica händélien dans un univers décoloré, entre blanc, gris et noir, appliqué aussi aux costumes inventifs, et portant quelques touches d’exubérance, conçus par Irina Spreckelmeyer [lire notre chronique de Paradise reloaded]. Cesare entre en scène en jupette de cuir et cravate, devant six bustes impériaux sur piédestal, pendant que sont chuchotés dans les haut-parleurs, avant les premières notes de musique, quelques mots difficiles à comprendre, comme dans un rêve ou un cauchemar. Ce procédé s’arrête toutefois assez rapidement et, n’étant repris qu’une fois en début d’un acte ultérieur, ne viendra pas perturber ultérieurement le bon déroulé de la partition. À son entrée en scène, un peu plus tard, Cleopatra est visuellement une très belle reine d’Égypte dans sa robe blanche, arborant de riches colliers de perles. Des perles encore, qui semblent être une affaire de famille, puisque son frère Tolomeo les porte aussi en colliers sur son torse nu, ses avant-bras couverts de dentelle blanche. Le méchant de l’histoire retire tout de même les bijoux lorsqu’il est plongé dans une baignoire – une séance de trempette vite interrompue par la visite peu amicale de Cesare. Les costumes sont plus sobres pour la veuve Cornelia et son fils Sesto, personnages qui connaissent l’horreur quand on amène le corps décapité et passablement ensanglanté de Pompée, à la place de sa tête.

On remarque également les décors d’Etienne Pluss [lire nos chroniques de La bohème, Violetter Schnee, Shirine et On purge bébé] qui coulissent de droite à gauche, à une vitesse extrêmement lente, un mouvement continu qu’il nous faudra quelques minutes pour percevoir. Si la technique n’est pas nouvelle, sa mise en œuvre par les équipes techniques est remarquable, rapide et surtout sans bruits parasites. Utilisé avec parcimonie, un tapis roulant est installé devant les parois qui défilent, permettant des mouvements supplémentaires. Le jeu des acteurs est dense et bien réglé, les images proposées étant assez intemporelles, hormis certains rares objets bien de notre siècle – spot, radiateur, réfrigérateur, lampe de bureau ou encore une maquette miniature de serre. Seul élément de couleurs, un paysage d’arbustes et de rochers est développé en grandeur nature à l’ouverture du deuxième acte, quand Cleopatra vient y chanter son air, V'adoro pupille. Autre élément scénographique majeur de cet acte central, une grande paroi surgit – à vitesse très lente, toujours – qui présente de nombreuses armes, entre arcs, pistolets, fusils, mitraillettes, un homme en noir montrant à Sesto leurs utilisations respectives, comme un maître d’armes. Le troisième et dernier acte s’ouvre davantage vers l’arrière du plateau, où passent parfois certains protagonistes. Les décors sont à présent renversés au sol, l’incendie gagne par des lumières orangées et des fumées se propagent, avant le lieto fine conclusif.

D’excellente tenue globale, la distribution vocale inclut deux artistes régulièrement à l’affiche de grandes maisons internationales, à savoir Lawrence Zazzo et Pretty Yende. Les moyens du contre-ténor nord-américain [lire nos chronique d’Agrippina, Lotario, Saul, Fernando, re di Castiglia, Amadigi di Gaula, Athalia, Ezio, La Calisto, Giulio Cesare in Egitto, Mitridate, re di Ponte, Serse, San Giovanni Battista et Rodelinda] se sont sensiblement érodés au cours des années, surtout en ce qui concerne l’agilité, mais il n’en assure pas moins le rôle-titre avec maîtrise et dignité. Dès son deuxième air, Empio, dirò, tu sei, les vocalises ne sont pas fluides et certaines petites notes sont oubliées. Mais la musicalité rattrape le tout, tandis que l’interprète fait autorité en mettant du mordant sur plusieurs attaques et en variant, par brefs instants, en voix de poitrine. On entend ses meilleurs moments pendant les récitatifs ou encore au cours des passages les plus élégiaques, comme l’air Va tacito e nascosto. Pretty Yende possède, a priori, toutes les qualités attendues pour servir la partie de Cleopatra, entre autres un aigu aérien capable de diverses nuances forte-piano, ainsi qu’une remarquable technique de coloratura qui avait lancé sa carrière dans les opéras de Bellini et de Rossini. Ce soir, on apprécie le chant du soprano sud-africain [lire nos chroniques de Die Zauberflöte, Lucia di Lammermoor et Ricciardo e Zoraide], même s’il est souvent difficile de comprendre le texte et que la précision de l’intonation rencontre, à de fugaces moments, de légères imperfections dans les passages les plus véloces. Le très doux Se pietà di me non senti, en conclusion d’Acte II, est empreint d’une grande tristesse, tout comme Piangerò la sorte mia au III, mais un peu plus tard, Da tempeste ne forme pas vraiment l’habituel feu d’artifice vocal, en raison des légers problèmes de justesse évoqués qui viennent contrebalancer une impressionnante grammaire belcantiste, entre vocalises, trilles, gorgheggi, notes piquées.

Moins connus aujourd’hui, les noms de Zanda Švēde et Bianca Andrew, distribuées respectivement en Cornelia et Sesto, devraient rapidement gagner en notoriété. La première, entendue ici-même la saison passée [lire notre chronique d’Orlando], possède une profondeur et une richesse de timbre qui donnent des couleurs d’alto à son somptueux mezzo. La conduite de chant est élégante, l’instrument bien souple pour passer les ornementations et l’interprète émeut avec la constante tristesse du personnage. Mezzo néozélandais [lire notre chronique de L’Africaine], Bianca Andrew impressionne encore davantage par la vitesse d’exécution, bien en ligne avec l’obsession de meurtre qui hante Sesto pour venger la mort de son père. La projection est vaillante et justement vindicative, mais sans outrance, tandis que la voix est très homogène, du grave à l’aigu. Le Tolomeo de Nils Wanderer ne déclenche pas le même enthousiasme : si la figure du très cruel personnage est visuellement crédible, le contre-ténor est malheureusement peu audible dans le bas de son registre, l’obligeant, plus que nécessaire, à passer en voix de poitrine pour gagner en décibels dans les graves. Certains aigus chantés à pleine puissance ne rattrapent malheureusement pas l’ensemble [lire notre chronique de Lear]. En Achilla, la basse Božidar Smiljanić est richement timbrée et d’une couleur agréable, atouts qui valorisent son incarnation. Le troisième contre-ténor Iurii Iushkevich est également bien en place en Nireno, très précis d’intonation et de rythme, Jarrett Porter complétant la distribution en Curio.

Nous avions apprécié, dans Orlando du même Händel, Simone Di Felice aux commandes du Frankfurter Opern- und Museumsorchester, et nous goûtons au même plaisir un an plus tard. Le son émis par les musiciens est typiquement celui d’une formation baroque, un son dynamique et vivant qui forme un équilibre acoustique serein avec les solistes vocaux. Le continuo sonne avec naturel – citons à cet égard l’accompagnement de l’air de Sesto, Cara speme, autorisant à la chanteuse de subtils mezza voce. On note toutefois certaines limites techniques au pupitre de cors mis à rude épreuve au cours de Va tacito e nascosto.

IF