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Chroniques
Giulio Cesare in Egitto | Jules César en Égypte
opéra de Georg Friedrich Händel
Le micro-scandale qui avait agité une certaine partie du public du Festival de Pentecôte a créé, autour de cette reprise estivale de Giulio Cesare in Egitto, une réputation qu'il faut s'empresser de clarifier. Comme souvent en matière de scandale, l'origine n'est pas à chercher loin – en l'occurrence dans la mise en scène, comme si le public bornait son attention à cet élément sans se préoccuper de la valeur musicale des interprètes.
Le travail de Patrice Caurier et Moshe Leiser ne mérite pas la réduction caricaturale qu'on a bien voulu en faire çà et là. Le parti pris joue ouvertement la mise en abîme de l'actualité politique internationale faisant irruption dans le livret de Giacomo Francesco Bussani. La force à la fois brutale et comique de ces artefacts de journaux télévisés dérange le cadre feutré d'une œuvre aux multiples facettes. On pourrait être tenté de comparer cette production avec le second degré proposé par Laurent Pelly la saison dernière à Garnier [lire notre chronique du 23 janvier 2011]. Une conclusion s'impose rapidement : hormis l'influence de la bande dessinée, Pelly se contente d'être humoristiquement correct là où le duo Caurier-Leiser sait convertir le clin d'œil en arme de réflexion massive sur la dérision des hommes et du monde.
Plutôt qu'une lénifiante et énième version façon « peplum-Zeffirelli », le Moyen Orient qui sert ici de cadre à l'action est montré comme un univers en crise dans lequel se croisent dirigeants européens (César) et tyrans locaux (Ptolémée). Cette nouvelle guerre coloniale qui ne dit pas son nom éclate sur fond de champ de pétrole, de canons et de danse macabre avec miliciens en armes. L'Égypte sert de référentiel global à ces poudrières politico-stratégiques sillonnées par des limousines de diplomates en quête d'accords commerciaux. Nulle ambiguïté lorsqu’on voit débarquer l'empereur romain en personne (Andreas Scholl), déclamant un Presti omai débordant de vocalises vigoureuses, en costume trois pièces aux couleurs de l'Union Européenne. La martialité du propos tranche avec le ridicule Grand-Guignol de la situation lorsqu'il doit quitter la scène dans sa limousine en laissant la tête tranchée de Pompée.
Si certains personnages semblent confirmés dans une éternelle déploration et une asthénie caractérielle (la divine Cornelia d'Anne Sofie von Otter), d'autres sont au contraire suivis de près dans leur transformation psychologique. C'est le cas du Sesto de Philippe Jaroussky, passant du statut de fils soumis à celui de vengeur kamikaze. Des cendres de son père, il se couvre le visage comme d’une peinture de camouflage avant l'assaut, et troque son blanc costume contre une ceinture d'explosifs. Le trait s'épaissit quand il s'agit de montrer la perversité libidineuse de Tolomeo (incontournable Christophe Dumaux). La palette de style se resserre autour d'une attitude un brin « téléphonée » (omniprésence du lit, des attouchements etc.). La tension du second degré chute au cours du deuxième acte, inefficace à rendre l'accélération des péripéties, alors même qu'elle fonctionnait plutôt bien au premier, à exposer les caractères des protagonistes.
Cleopatra est montrée comme le véritable personnage agissant, entre les manœuvres de son frère et le peu d'épaisseur et la naïveté attentiste de César (du moins jusqu'au troisième acte). Cecilia Bartoli n'a pas à forcer son talent pour mettre les rires du public de son côté dans la scène où elle « vampe » son amant sous les traits d'une Cléopâtre de music-hall. Les accessoires de la comédie musicale américaine abondent dans un pur délire dont on ne perçoit pas les limites. Au milieu des plumes d'autruches et en perruque blonde bouclée, elle est emportée au (septième) ciel sur une sinistre bombe atomique aux airs de Little Boy. Avec de comiques lunettes 3D, César observe en voyeur de peep-show ce spectacle lubrique et terrifiant. Sa disparition rocambolesque à la fin du II contraste avec un retour en triomphateur, présidant aux frappes aériennes. Le final garde toute sa charge polémique, le triomphe du Romain passe par la remise en fonction des puits de pétrole, enguirlandés pour l'occasion. Seule la présence de Sesto, ensanglanté du meurtre de Tolomeo, vient perturber les célébrations vulgaires des vainqueurs. La victoire n'est qu'illusion et, en guise de conclusion, de nouveaux soldats envahissent le plateau tandis que surgit un improbable char sortant des coulisses pour pointer son canon sur le public.
La qualité de la distribution vocale est indiscutablement l'élément le plus marquant de cette production salzbourgeoise. Le meilleur du chant händélien est rassemblé pour une confrontation de pyrotechnies de timbres et de phrasés jamais entendue à ce jour. Andreas Scholl incarne à la perfection les doutes et les velléités d'un Giulio [lire nos chroniques du 18 octobre 2006 et du 18 avril 2008] tour à tour dominateur et victime. On voudrait pouvoir citer tous les moments de bonheur qu'il offre, même si ses deux redoutables airs initiaux exigent de l'instrument vocal qu'il prenne le temps de s'ajuster aux exigences démesurées de la partition. On garde précieusement en mémoire l'air Empio, dirò, tu sei, chanté avec une virtuosité ivre de sa propre maîtrise, ainsi que Dall'ondoso periglio. Echoué sur le rivage, la douceur opaline atteinte sur le point d'orgue Aure, deh, per pietà… émeut aux larmes.
Cecilia Bartoli lui donne une réplique souveraine et passionnée.
Il faut avoir entendu une fois le Se pietà di me non senti de l'Acte II pour savoir ce que la musique peut dévoiler et bouleverser au fond de nous. Dans Piangerò la sorte mia, la fureur est une pensée passagère qui trouble à peine la voûte céleste qu'elle dessine au-dessus d'elle. Elle domine la scène par son sens théâtral et ses œillades facétieuses. Anne-Sofie von Otter et Philippe Jaroussky forment un couple mère-fils idéal. On peine à trouver les mots pour rendre le sublime Son nata a lagrimar qui conclut l'Acte I. Des traces enregistrées ne tarderont pas (on l'espère) à faire leur apparition qui permettront à chacun de prendre la mesure de ce moment d'éternité. Christophe Dumaux s'impose comme l'un des plus fameux titulaires du rôle de Tolomeo. Pour sa treizième (!) incarnation du perfide égyptien, les couleurs vipérines de la voix trouvent une justesse d'expression parfaitement en phase avec le profil psychologique. Mention spéciale à l'Achilla de Ruben Drole qui prouve l'art improbable de la conjonction entre vocalises et salve de fusil-mitrailleur. Peter Kalman (Curio) et Jochen Kowalski (Nirena) complètent cette distribution de haut vol.
Giovanni Antonini dirige avec une belle autorité un Giardino Armonico blotti au fond d'une fosse oblique. Les effets ne sont pas surlignés afin de garantir de façon très équilibrée un volume et des couleurs presque discrets à trop vouloir soutenir les voix sans les couvrir. L'interprétation est sans faille, parfaitement proportionnée à la fête vocale qui règne sur le plateau (la Sinfonia de l'Acte III !)
Rendez-vous est pris dans cette même Haus für Mozart pour le Salzburger Pfingstfestspiele 2013 au cours duquel Cecilia Bartoli (co-directrice du festival, faut-il le rappeler) chantera Norma avec son orchestre La Scintilla. Giovanni Antonini, et les metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser seront également d’une aventure que l'on espère aussi passionnante que celle-ci.
DV