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Chroniques
Götterdämmerung | Crépuscule des dieux
opéra de Richard Wagner
Adieu, les dieux, l’affaire est faite, brûlez ! C’est bel et bien par une Götterdämmerung incandescente qu’Ádám Fischer conclut son Ring des Nibelungen, à la fois densément concentrée et éperdument expressive, par-delà l’inévitable fatigue survenue après les trois épisodes qui précédaient ; quelques scories de cordes au premier acte, une maladresse des cuivres au troisième ne ternissent pas l’interprétation du Magyar Rádió Szimfónikus Zenekara (Orchestre Symphonique de la Radio Hongroise), tant précise dans le détail (les clarinettes du rocher de Brünnhilde, par exemple) qu’intense dans le mouvement général – l’interlude funèbre de l’Acte III est terrible de noir recueillement, quand le rendu du duo Brünnhilde-Waltraute (I) révèle l’une des plus grandes pages d’orchestre que Wagner ait jamais écrites.
Il est bien temps de s’affranchir du joug injuste et versatile de dieux rendus capricieux par leur soumission amoureuse à un or maudit, nous dit le grand œuvre wagnérien – la production de Francfort soulignait souverainement le message essentiel, souvenez-vous [lire notre chronique du 3 février 2013]. Dès la première journée (Die Walküre) Wotan invoquait en furieux « das Ende ». L’hécatombe annoncée frappe le Walhalla et sa cohorte de divins à mille lieues du vrai monde, mais encore l’élu Siegfried et les rebelles Gibichungen, rendant aux naïades le rayon qui leur revient, la saine poésie que jamais il n’eut fallu dérober, cet amour idéal, solaire et insaisissable que l’air de la surface rend puissamment infecte. Ainsi les excellentes Nornes Erika Gál (Erda hier), Judith Németh (la belle Fricka de ces jours-ci ; quel luxe de retrouver cette voix dans une si brève apparition !) et Polina Pasztircsák céderont-elles la place aux Filles du Rhin, trio exceptionnel, chaudement timbré et parfaitement équilibré, que composent Zsófia Kálnay (Floßhilde), Gabriella Fodor (Wellgunde) et la même Polina Pasztircsák, Woglinde simplement magnifique. À ces ensembles traversés d’une grâce qu’avec le cycle hongrois l’auteur de cette chronique rencontrait pour la première fois – il entendit pourtant bien des équipes de sirènes, en près de trois décennies qu’il côtoie le Ring ici et là – répondent par contraste les artistes du Magyar Rádió Énekkar (Chœur de la Radio Hongroise, dirigé par Gábor Oláh) et du Budapesti Stúdió Kórus (dirigé par Kálmán Strausz) par une prestation martiale, somptueusement ciselée dans la masse.
Une partie non négligeable des incarnations de ce soir ne satisfait cependant guère, à convoquer des gosiers qui ne sont plus tout à fait d’aujourd’hui ou qui accusent une certaine usure en fin de parcours. Hartmut Welker n’en peut mais (Alberich) et Oskar Hillebrandt souffre (Gunther ici, Donner jeudi), quand le benjamin des trois, Kurt Rydl, affirme un grand métier qui ne vient plus à bout de sa partie, vertigineusement tremblée – Hagen n’est pas Ochs [lire notre chronique du 5 juin 2014]. Après un début plutôt probant, le très appréciable Christian Franz se durcit à l’Acte II, n’y tenant plus (Siegfried).
Les dames procurent un bonheur indiscutable.
Ainsi d’Erika Markovics qui, après un départ sous-impacté, livre au II une Gutrune tout à fait honorable. Ainsi encore de Marina Prudenskaïa, remarquable Waltraute, généreusement phrasée, dont la couleur vocale caresse l’oreille. Enfin – et surtout ! – Iréne Theorin happe l’écoute comme personne : suprêmement héroïque, sa Brünnhilde dispose de moyens immenses qui autorisent d’infinies délicatesses à sa conduite de la nuance, une musicalité formidable, une fulgurance dramatique à toute épreuve, mais encore une tendresse proprement déchirante (III).
Il faut bien l’avouer, de ce Ring l’invention visuelle s’est désormais épuisée. Le discours est toutefois judicieusement maintenu, jusqu’en cet océan architectural que reflète en l’inversant l’eau trouble de l’aquarium-écran, finalement vidé de ces impuretés initiales. Sans soulever d’autres questions, il confirme la logique qu’on en avait comprise et se laisse vérifier comme un système bien huilé. Ainsi s’achève la Tétralogie du très actif Budapesti Wagner Napok [lire nos chroniques du 12, du 13 et du 14 juin 2014], avant deux représentations du Tannhäuser qu'il y a deux ans l'on y goûtait [lire notre chronique du 3 juin 2012]. Depuis quelques années le MÜPA impose un festival de grande qualité qui pèse son poids dans le paysage wagnérien international ; on s’en réjouit !
BB