Recherche
Chroniques
Fidelio
opéra de Ludwig van Beethoven
En collaboration avec le Teatro Real (Madrid) et les opéras de Modène, Ferrare et Reggio Emilia, le Festspielhaus de Baden Baden présente la première d’une nouvelle production de Fidelio, donnée ici à quatre reprises. Chris Kraus signe une mise en scène qui s'interroge pertinemment sur les enjeux du pouvoir, sur les Lumières et leurs détournements souvent pervers, et qui, au risque de quelques huées bien plutôt pâles aux saluts, affirme sans hésiter une vision noire dont le réalisme juxtapose sans complaisance des stimuli antagonistes qu'elle rend d'autant plus parlants. L'affreuse machine de Guillotin – que ses contemporains purent toutefois estimer plus humaine que les modes d'exécution pratiqués avant elle, scrupuleusement administrés selon des considérations de castes (le célèbre couperet paraît, à ce titre, le symbole le plus percutant de la démocratie !) – y est omniprésente, utilisée comme pivot de la scénographie.
Quoi de plus naturel, dans une prison où l'on tue, que de voir Jaquino offrir des roses à sa belle sur la planche qui étanche le sang des condamnés ? Quoi de plus juste que nous soit imposée l'horreur quotidienne qu'ont à vivre là les personnages, comme une banalité dont l'habitude qu'ils en ont savent faire abstraction ? Ici, on déclare sa flamme quand dans un moite clair-obscur des soldats dévêtent un « bientôt-mort », on parle mariage tandis qu'un corps se tortille devant l'imminence de sa décollation, définitivement installé sur la mécanique – dont le premier exemplaire fut construit par un certain Tobias Schmidt, facteur de clavecin, l'histoire elle-même ne dédaignant pas les charmes d'un humour souvent féroce.
Cette étrange fréquentation souligne, à travers leur bonne humeur, l'innocence de Marzelline et de son brave soupirant, l'amour sachant n'être que pur, semble-t-elle nous rappeler. Sans amour, un Pizarro en fauteuil roulant, perdu dans une armada d'impuissantes potions qu'on devine plus charlatanesques que médicales, concentre la face obscur de l'intrigue ; effrayant, ce quasi vampire culpabilise autrui de ses propres maux, gagnant en pouvoir ce que sa santé lui enlève, tout en refusant la piété : il est emporté, intraitable, monstrueux, bref, « humain rien qu'humain ». La révélation de l'identité de Leonore, autrement dit la triomphante épiphanie de l'amour, le précipite à terre, sans ses béquilles. Et c'est bien le caractère sacré du désir amoureux, surgissant par-delà ses trivialités mêmes, que s'ingénie à dévoiler ce spectacle, plutôt qu'à limiter sa portée à l'anecdotique fable de la fidélité. Tous n'en étant pas frappés, le fauteuil du tyran devient l'instrument d'un rite de défoulement qui se déchaîne sous l'œil manipulateur de l'Église (Fernando est Cardinal, ce soir), souriant benoîtement devant le déploiement d'une réjouissante naïveté qu'elle n'aura jamais : de fait, la République bientôt se revendiquera fille de Rome, comme chacun sait.
C'est plus que jamais l'intense spiritualité de l'amour qui traverse l'interprétation saisissante de Claudio Abbado, à la tête du Mahler Chamber Orchestra dont il stimule le meilleur. Alternant les climats, l'urgence de l'Ouverture bouleverse dès l'abord. Le profit des silences précipite vigoureusement l'écoute dans la tourmente d'une articulation à la fois souple et tonique. Abbado introduit chaque aria par un dessin subtil de l'intention, sans la départir de la gravité générale qu'il tisse toujours plus certainement. Les transitions opèrent avec majesté, dans une confondante souplesse du geste orchestral. Le maestro révèle l'étrange et paradoxale fluidité de l'effervescence beethovenienne qu'en permanence il sait tendre sans rompre.
Scrupuleusement classique dans son approche, Abbado conduit un plateau vocal d'une dimension plutôt chambriste dont les ensembles (redoutables, rappelons-le) bénéficient d'un rare équilibre. On ne manquera pas de saluer la vaillance des Arnold Schönberg Chor et Coro de la Comunidad de Madrid. Deux voix laissent néanmoins émettre quelques réserves : le chaleureusement timbré Fernando de Diogenes Randes, d'abord, dont le chant élégant manque de présence ; le Florestan spinto à souhait au grave sourd et à l'impact décidément trop maigre de Clifton Forbis. Usant d'une belle lumière de l'aigu et ménageant un phrasé toujours gracieux, Jörg Schneider donne un Jaquino idéal. Conduisant exquisément la nuance qu'elle circonscrit dans un legato d'une fraîcheur tendre, la Marzelline de Julia Kleiter convainc. En Rocco, Giorgio Surian colore délicatement le haut-médium, arborant par ailleurs un chant ferme à l'assise robuste ; il soigne la dynamique qu'il rend pertinemment expressive.
L'on ne rencontre guère l'excellent Alfred Dohmen dans des compositions aussi noires que son Pizarro, génialement détestable – le Hollandais n'est pas un démon mais un damné (sans parler de ses Amfortas, Wotan, Sachs ou Jochanaan). C'est pourtant de sa présence toujours évidemment humaine qu'il sert le rôle, plutôt que de le limiter à une figure : le personnage est remarquablement construit et se prévaut d'une prestation vocale somptueuse. Enfin, discrètement véhémente, dans une couleur toujours égale qui jamais ne ternit l'incarnation, le séduisant velours de la voix d'Anja Kampe livre une Leonore évidente.
BB