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Chroniques
Fidelio
opéra de Ludwig van Beethoven
La contrainte forte imposée par le confinement a suggéré que l’on chroniquât des productions lyriques disponibles en streaming sur divers plateformes, comme OperaVision ou Arte, lorsque ce ne sont pas celles des maisons d’opéra elles-mêmes. Après quelques ouvrages signalés au lecteur pour leur rareté [lire nos chroniques de Macbeth Underworld, Violanta, Der ferne Klang, The Bassarids et Trois contes], il ne paraît pas sans intérêt de s’immerger dans un opus du répertoire à l’aune de trois mises en scène, ce que favorise cet unique support qui permet de voyager dans l’espace comme dans le temps en restant à demeure. Année Beethoven oblige (il naquit il y aura deux siècles et demi en décembre prochain), nous proposons un feuilleton Fidelio.
Après la vision un rien confuse qu’Amélie Niermeyer signait à la Wiener Staatsoper en février dernier [lire notre chronique de la veille], dont l’avantage était de donner à entendre et à voir la version originale de 1805, ce deuxième épisode fait un bond de cinq ans en arrière en gagnant l’édition 2015 du Salzburger Osterfestspiele. On donnait Fidelio dans la mouture définitive de 1814. La mise en scène est alors confiée à Claus Guth qui associe Christian Schmidt pour les costumes et les décors. À la tête des Konzertvereinigung Wiener, Staatsopernchor et Wiener Philharmoniker, Franz Welser-Möst mène une lecture infiniment soignée, dans une distance qui tendrait presque à la désincarnation. Il ménage une sonorité rigoureusement classique, avec des couleur souvent mozartiennes, et une noblesse de ton qui, plus que la partie scénique, transmet le sujet de l’œuvre : la fidélité, non dans une acception étroite et petite-bourgeoise mais en ce qu’elle va de pair avec l’esprit de lutte pour la justice et le bien de tous. Sous cette battue, l’Acte II révèle une sévérité de belle tenue que souligne l’exaltation miraculeuse de Leonore III, l’ouverture de 1806 donnée avant la scène conclusive.
Bien qu’inégal, le plateau vocal défend plus honorablement sa partie. À commencer par la très lyrique Marzelline d’Olga Bezsmertna, avantageusement chatoyante [lire notre chronique de Dantons Tod], à laquelle Norbert Ernst (Jaquino) répond d’un ténor incisif qu’il sait rendre gracieux dans le quatuor du premier acte [lire nos chroniques des Meistersinger von Nürnberg, de Die Liebe der Danae, Das Rheingold et Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna]. Tout en douceur et élégance pour ce passage, Hans-Peter König livre par ailleurs un robuste Rocco que ne ternit pas la relative instabilité. Passant vite sur Sebastian Holecek insuffisant en Fernando, on retrouve avec plaisir la saine musicalité de Tomasz Konieczny, Pizarro tonique à souhait dont l’aigu cuivré véhicule aisément la bellicosité [lire nos chroniques de Tristan und Isolde, Tannhäuser, Die Soldaten, Das Rheingold, Lohengrin et Die Gezeichneten]. Cette captation ravive le souvenir d’un Jonas Kaufmann au grand souffle, encore vaillant, doté d’un potentiel gâché peu à peu, mais son vaillant Florestan d’il y a cinq ans chante sans nuances, ce qui indique déjà la présence des difficultés dont le ténor a fait preuve depuis. Enfin, l’excellente Adrianne Pieczonka offre à Leonore un timbre de pur velours, une onctuosité bénie et cette souveraine inflexion qui sied au rôle [lire nos chroniques de Der fliegende Holländer, Der Rosenkavalier, Die Frau ohne Schatten, Elektra et Fidelio].
À la fin de l’Ouverture, le visage projeté de Florestan apparaît en négatif blanc sur fond noir, contemplé par Leonore. Le rideau s’ouvre sur un immense salon XVIIIe siècle, avec ses moulures et son incroyable hauteur sous plafond. L’héroïne rejoint son double, ombre jouée par la comédienne Nadia Kichler. Une structure noire vient alors obstruer l’espace scénique, sur le cliquetis énigmatique qui articule la fin de l’Ouverture et l’Acte I. L’omniprésence de ce module s’agrémentera d’une tournette. Claus Guth [lire nos chroniques de Parsifal, Ariane et Barbe-Bleue, Orfeo, Rigoletto, Salome, Lohengrin, La bohème, Jephtha, Rodelinda et Violetter Schnee] a imaginé un Jaquino assez ridicule, sorte de petit fonctionnaire souffreteux dans les tempes duquel retentissent les sons souvent disgracieux de la prison, générant une migraine chronique. L’insert systématique d’interludes bruitistes entre chaque scène se fait bientôt agaçant. Après avoir montré l’extrême agitation de Leonore à travers son ombre lorsque défilent les prisonniers, la mise en scène livre un Pizarro lui aussi doublé – après coup, la complication inutile de Niermeyer semble bien gentille… La garde du vilain gouverneur arbore même mise, démultipliant ainsi le personnage dans une direction d’acteurs un rien guignolesque. Noirs, Pizarro, son ombre – le danseur Paul Lorenger – et ses sbires le sont jusque dans la vêture, à l’opposé des détenus, tous en blanc, selon un code couleur cruellement limitatif. Parce qu’il n’aurait point suffi sans doute que les personnages eussent l’air de nains perdus dans l’immensité du décor – la machine carcérale qui les écrase –, l’Acte II se joue sur un sol vertigineusement incliné qui entrave leurs mouvements. Au fond du cachot, Florestan ne respecte pas le code couleur : mi-figue mi-raisin, donc… à moins qu’il faille comprendre que son isolement des autres le préserve de cette simplification. En se soulevant, le dispositif noir révèle la fosse où il est prévu qu’il disparaisse. Après Leonore III, le sol s’est aplati, la structure centrale a définitivement disparue et un lustre, rassurant en ce qu’il délimite l’espace, fait miroiter ses pampilles en innombrables reflets : le joug aboli par un ministre dûment médaillé, et tandis que les choristes reviennent sur scène à reculons, un unique et vague sourire se dessine sur le visage de Florestan épuisé qui s’effondre, mort. Ce Fidelio, disponible sur arte concert jusqu’au 14 juin 2020, se veut donc le triomphe d’une idée, de la vérité peut-être, au nom de laquelle sont sacrifiées la vie et l’amour. Pourquoi pas ?...
BB