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Chroniques
Don Giovanni | Don Juan
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart
Christophe Rousset, auquel l’on doit tant de redécouvertes notoires ainsi que d’explorations à la fois éclairées et inspirées des musiques de Couperin, Händel, Lully, Rameau et de bien d’autres, n’en est pas à son premier Mozart, loin s’en faudrait. Outre les scènes d’Aix-en Provence et de Londres [lire nos chroniques de Così fan tutte et de Mitridate, re di Ponto], celle de l’Opéra royal de Wallonie connut l’approche mozartienne du chef français à travers une version de concert de Così’, l’an dernier, mais également deux productions, Die Entführung aus dem Serail en 2013 puis Le nozze di Figaro, plus récemment [lire notre chronique du 6 avril 2018]. Il retrouve l’institution liégeoise avec Don Giovanni auquel il insuffle cette vivacité contagieuse qui fait sa signature, énergie sans heurt et sans faille qui tient en alerte l’auditoire telle la persistance du symptôme pour le convalescent. Cette saine tension n’induit cependant pas quelque négligence de la texture, comme en témoignent bien des répons orchestraux somptueusement soignés. Tout juste devra-t-on émettre une réserve quant au tempo choisi pour le catalogo, si preste qu’elle accuse le chanteur d’incapacité à suivre quand il aurait été sans conteste plus judicieux de renoncer à l’idéal pour conjurer tout risque de disharmonie. Si les dangers du drame sont omniprésents dans cette lecture alerte, les couleurs de la damnation lui demeurent étrangères, selon une distance un rien souriante de ces sortes de croyances ; aussi l’éviction de l’ultime ensemble – comme ce fut le cas lors de la création viennoise, un an après la Pragoise – fait-elle l’impasse de toute morale, laissant libre le spectateur d’adhérer ou non au premier degré de la fable.
Un problème de formats perturbe le confort d’écoute et le crédit de certains personnages via leur impact vocal, dans une distribution relativement déséquilibrée, il le faut bien avouer. Ici, l’art n’est point en cause, chacun affirmant un chant de haute tenue, mais les moyens mis en relation ne s’accordent guère. Shady Torbey prête une basse élégante au Commandeur et une présence certaine. De même Pierre Doyen campe-t-il d’un baryton robuste un Masetto caractérisé par sa fermeté d’émission [lire nos chroniques de Werther, Pastorale, Carmen et Les pêcheurs de perles]. À l’inverse, la gracieuse Zerlina de Sarah Defrise, si probante dans Sleepless d’Eötvös au début du printemps [lire notre chronique du 31 mars 2022], n’est pas en possession d’un organe qui puisse résister à la puissance naturelle de ses camarades. Une nouvelle fois, indéniable s’avère la qualité de son chant, mais la projection est trop confidentielle, surtout en duo avec un rôle-titre si généreusement doté – charmante Zerlina, assurément, trop facilement dévorée, du coup. D’un mezzo-soprano sensuel qui, en un contraste idéal, marie d’impétueux élans de furie à une douceur ardente et savoureusement fruste, Josè Maria Lo Monaco incarne une Elvira attachante. D’abord un brin timorée, l’Anna de Maria Grazia Schiavo gagne le poids nécessaire au fil des récitatifs et livre bientôt un soprano nettement affirmé, y compris dans les ornements ménagés par l’artiste dans le second acte [lire nos chroniques de Stabat Mater, Partenope, Erminia, Tancredi, Polidoro e Pastore, La grotta di Trofonio et La traviata]. On retrouve avec plaisir le fidèle Laurent Kubla, décidément efficace dans tout ce qu’on lui confie [lire nos chroniques de Fidelio, Die lustigen Weiber von Windsor, La scala di seta, La gazzetta, Le domino noir, Tosca et La Cenerentola] : son Leporello délicieusement gauche prend appui sur un chant bien mené.
Deux voix font les délices de la soirée. D’abord celle de l’excellent Maxim Mironov, souvent employé dans le répertoire rossinien. En ce ténor clair la partie d’Ottavio trouve un legato souple, une émission facile, un timbre tant doux que dolent. Et par si beau gosier, Dalla sua pace se révèle tendre à pleurer [lire nos chroniques de Pierre le Grand, Maometto Secondo, Mitridate, Orphée et Eurydice, L’Italiana in Algeri à Pesaro puis à Toulouse, Otello, La pietra del paragone, La donna del lago et Il barbiere di Siviglia]. Enfin, celui qui déjà conquérait notre consœur dans le rôle-titre cinq ans plus tôt à Berlin [lire notre chronique de Don Giovanni] signe une incarnation évidente. Aux commandes d’écrasants moyens vocaux, plusieurs fois salués dans ces colonnes [lire nos chroniques de L’isola disabitata et de L’equivoco stravagante], le baryton-basse bénéventin Davide Luciano convoque, en fin musicien qu’il est, ce qu’il faut de fausse franchise, ô combien dangereuse, de miel et de charme – ample Là ci darem la mano, presque câlin, puis canzonetta proprement irrésistible lorsqu’on l’orne avec cette grâce infinie.
Avec la complicité de Fernand Ruiz pour les costumes, de Nicolas Olivier quant aux lumières et du décorateur Vincent Lemaire, Jaco Van Dormael signait en 2016 la présente production, créée sous la battue de Rinaldo Alessandrini *. Le rideau s’ouvre sur un univers impersonnel d’étalage de luxe conformiste, dont la piscine se reflète dans un immense miroir incliné en surplomb, tel qu’en utilisa souvent Yannis Kokkos. Giovanni et Leporello surgissent tandis que trois jeunes femmes, dont Anna, s’essuient au sortir du bain. Loin de tout consentement, c’est un viol manifeste qui joint le criminel à sa victime. Et de tuer bientôt le père à coup de canne, de l’étrangler pour le mieux achever avant d’en balancer à l’eau la dépouille. Tandis que des sons additionnels suggèrent le déplacement de la campagne à la ville (aboiements au lointain, grillons, puis corbeaux, alarmes de voitures de police, ambulances), le dispositif scénique se transforme à vue : les cloisons de côtés s’écartent, le miroir s’abaisse, faisant apparaître un grand bureau de trading et, en fond, la cité, cousine du quartier d’affaire de Francfort. De la perversion de notre époque de production éperdue d’argent fantoche, de soumission volontaire au fétiche, est critiquée l’incessante obligation de performance, telle que brillamment sondée par le philosophe Guillaume Le Blanc (Les maladies de l’homme normal, Éditions du Passant Ordinaire, 2004). Visuellement, le raccourci est vite fait avec l’option de Michael Haneke, réalisée à Paris quelques temps plus tôt [lire notre chronique du 15 mars 2012] ; pourtant, de la scénographie est fait un usage totalement différent qui s’articule sur un humour particulier dont la version Haneke était drastiquement privée – affichage des quantités féminines sur l’écran, avec drapeaux identitaires, pendant le catalogo ; diffusion des funérailles très officielles du Commandeur ; etc. Conçu pour basculer dans les deux sens, le décor recrée fort aisément le premier espace, à peine transformé pour figurer la villa du burlador où la fête bat son plein, tournant peu à peu vers l’orgie. Entre appels téléphoniques sur scène – ne serait-ce pas, d’ailleurs, le meilleur moyen de neutraliser les sonneries dans la salle ? – et appel du Commandeur via l’écran, notre contemporanéité envahit l’action, conclue, après un festin de fondue au chocolat servie sur torses féminins dénudés, dans la piscine même où le corps flottait à la fin de la première scène. « L’eau remplace le feu », écrit le metteur en scène dans sa note d’intention.
BB
* la distribution réunissait alors Luciano Montanaro (Commandeur), Roger Joakim (Masetto), Céline Mellon (Zerlina), Veronica Cangemi (Elvira), Salome Jicia (Anna), déjà Laurent Kubla (Leporello), Leonardo Cortellazzi (Ottavio) et Mario Cassi (Giovanni)