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Chroniques
Die weiße Rose | La rose blanche
opéra d’Udo Zimmermann
Il y aura bientôt soixante-dix ans… en octobre 1943 naissait à Dresde le compositeur Udo Zimmermann ; huit mois plus tôt (très exactement le 22 février) mourraient à Munich trois étudiants : Christoph Probst, Hans Scholl et Sophie Scholl. Le premier avait vingt-quatre ans, le second vingt-cinq et la troisième, sa sœur, en aurait comptés vingt-deux au printemps. La veille des quatre-vingt ans de l’avènement d’Adolf Hitler à la Chancellerie du Reich (30 janvier 1933), nous découvrons à Angers [1] la seconde version de l’opéra Die weiße Rose, c’est-à-dire La rose blanche, nom que s’était donné le bref mouvement de résistance auquel appartinrent les trois jeunes gens. En 1967, c’est dans sa ville natale qu’Udo Zimmermann produit son opéra dont il a confié l’écriture du livret à son frère ; cette précision n’est pas anecdotique, s’agissant d’une histoire d’engagement politique familial (Robert Scholl, le père de Sophie et Hans, fit de la prison en tant qu’opposant au régime bien avant la rébellion de ses enfants) mais encore de vraisemblable revendication identitaire, à considérer que l’œuvre, montée en RDA, s’attelle au destin de résistants chrétiens et non-communistes – et ce n’est certes pas à observer qu’en 1967 le compositeur avait environ l’âge des héros de son opéra qui contredira cette idée.
Si les huit tableaux de la première version mettaient en jeu de nombreux personnages et montraient le procès, tout en convoquant un orchestre de grand format, celle de 1986 est écrite pour une quinzaine d’instruments, concentre son livret (signé cette fois par Wolfgang Willaschek) sur Sophie et Hans, et s’articule en seize séquences brèves (la représentation dure une heure dix environ). Aussi sa portée poétique a-t-elle pour prix l’ellipse et la référence, puisqu’on y entend de nombreuses et furtives évocations de la correspondance des protagonistes, judicieusement choisies pour camper les traits de chacun – l’impétuosité d’Hans, son obsession quasiment maladive de la pureté, le fond serviable et « suiveur » de Sophie, son désir de révélation mystique qui la culpabilise, elle protestante en demande d’une « visibilité » catholique, enfin l’impossibilité des deux à continuer de faire comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes – mais encore la cruelle absurdité d’une situation politique qui rend tout citoyen complice de l’horreur.
L’on touche un sujet sensible : la responsabilité de chacun dans la collectivité, par la parole comme par le silence. En 1940, c’est précisément à éveiller cette conscience qu’Erika Mann s’employait en publiant The lights go down (l’original en langue allemande étant perdu, c’est en 2005 que le lecteur d’outre-Rhin put redécouvrir, grâce à une traduction de la version américaine, ce roman troublant sur le quotidien de la classe moyenne allemande dans les premières années du régime nazi). Car responsabilité il y a, par-delà le déni de ceux qui ne « savaient pas » – difficile de ne pas penser au mot d’Eric Voegelin : « parmi les droits de l’homme ne figure pas celui d’être un imbécile ».
L’impact poétique est-il plus puissant que le narratifs ? Vaste question qui revient à se demander si, pour aller droit à l’essentiel des personnages plus encore que de la situation historique qui fut la leur, l’épure ne constitue pas une distance entre la brutalité du sujet et la réception « confortable » qu’on en peut insinuer au public ; nous interrogeons sans répondre.
Plutôt que de plonger le théâtre dans l’obscurité, c’est un autre signal qui indique le début de la représentation : les tracs qu’on lance depuis le dernier balcon, ce que fit Sophie Scholl dans la cour intérieure de l’Université de Munich. Immanquablement, on pense à cette chute superbe et fatale dont l’image est ralentie dans le film de Marc Rothemund (Sophie Scholl, die letzten Tage, 2005). Car si le frondeur est bien Hans, c’est la douce Sophie qui cèdera à cette pulsion imprudente – de sorte qu’on y verra peut-être la volonté inconsciente de commettre l’irréparable, d’en finir avec un monde si laid duquel elle ne pouvait plus être l’acteur involontaire, et de s’approcher de Dieu dans la mort (la foi est plus qu’importante chez elle et il n’est pas exclu qu’un secret vœu du martyre soutende cet instant de pure folie).
Après un bref prologue parlé, qui d’emblée plonge l’auditoire dans les codes du « théâtre musical » plutôt que dans ceux de l’opéra, l’orchestre fait une entrée en bris fragmentaires, percussifs et intrusifs. La lumière (Didier Henry) laisse découvrir plus précisément l’espace scénique : un mur verdâtre et son chéneau de zinc, deux lampes lugubres, deux chaises, bref trois fois rien, sur un sol de terre que rehausse côté jardin un petit tertre de tourbe. Couleurs, ombres et textures s’inscrivent dans une esthétique sombre marquée par l’Histoire, entre Albin Egger-Lienz et Anselm Kiefer. Puis la mélopée de Sophie ouvre le chant, bientôt gagnée par Hans.
La facture musicale est de son temps sans radicalisme, « hors-école » dira-t-on, cousine de l’éclectisme stylistique d’un Schulhoff (en moins profus) et toujours lyrique. Encore y croise-t-on quelques scansions parentes d’Eisler, Dessau et Weill, et même une valse – plus précisément une valse cruelle puisqu’elle survient, comme anodine, sur le souvenir des adieux faits aux enfants handicapés mentaux par les religieuses contraintes de les livrer aux exécuteurs : « où vont les camions ? ils vont au ciel » –, quand ce n’est pas un singulier effet de cluster sur certaines sinuosités de fosse. L’expressivité vocale n’opère pas par les mêmes moyens : pour Sophie elle réside principalement dans la tension permanente du registre ; pour Hans elle s’effectue à travers l’ambitus dynamique, violemment contrasté.
Deux voix, donc. Celle du soprano britannique Elizabeth Bailey, Sophie d’une tenace fragilité, et celle du baryton argentin Armando Noguera – d’ailleurs régulièrement applaudi dans les productions d’Angers-Nantes-Opéra [lire nos chroniques du 14 janvier 2007, du 3 avril 2008 et du 20 janvier 2011] –, abondamment expressif et très investi dramatiquement. Ils sont soutenus par les musiciens du Nouvel Ensemble Contemporain que Nicolas Farine dirige avec autant de précision que de délicatesse.
Après la mise en scène en traduction française qu’il signait lui-même à Lyon en 1995, Stephan Grögler revient à cette œuvre qu’il sert cette fois dans son original allemand. Nous reconnaissons ici la saine concision de l’artiste suisse – celle de sa Niobé [lire notre chronique du 15 avril 2003], le travail proposé plus tard pour le Roland de Lully prenant valeur de contre-exemple [lire notre chronique du 2 janvier 2004] – qui, outre la conception globale et une direction d’acteurs exigeante, de nature théâtrale plutôt qu’opératique, signe également le décor.
BB
1. reprise à Nantes (Théâtre Graslin) les 5, 6, 8 et 10 février