Recherche
Chroniques
Die Teufel von Loudun | Les diables de Loudun
opéra de Krzysztof Penderecki
Un certain parfum d’étrangeté flotte volontiers lorsqu’une cité si clairement catholique que l’est la capitale bavaroise affiche en sa maison d’opéra des ouvrages qui, de diverses façons, interrogent la foi. L’orgueil du vœu du martyre fait le sujet de Dialogues des carmélites, sur fond d’histoire révolutionnaire française, Saint François d’Assise porte haut la révélation mystique quand possession et superstition se conjuguent dans L’ange de feu, trois opus récemment présentés par la Bayerische Staatsoper [lire nos chroniques du 9 juillet 2010, du 5 juillet 2011 et du 12 décembre 2015]. Encore faut-il préciser qu’il n’est pas rare du tout de croiser au Nationaltheater quelques soutanes, souvent jeunes, enthousiastes et souriantes, comme l’on en voyait encore hier soir, venues assister à des Troyens dont le traitement scénique de la partie médiane les aura peut-être surprises [lire notre chronique de la veille]. Ainsi les retrouve-t-on aujourd’hui, toujours aussi joyeuses, au chevet d’une immolation célèbre, celle d’un confrère d’autrefois, l’abbé Urbain Grandier, convaincu de sorcellerie et brûlé vif à Loudun le 18 août 1634.
Paru en 1952, The devils of Loudun, l’essai historique et psychologique d’Aldous Huxley, n’avait pas laissé indifférent, au point de paraître en traduction française (Jules Castier) dès l’année suivante. En février 1961, l’Aldwych Theatre de Londres accueillait la première de l’adaptation scénique par le dramaturge et comédien britannique John Whiting, sous le titre The devils, titre repris dix ans plus tard par le cinéaste Ken Russel dans un film où Vanessa Redgrave incarnait Jeanne des Anges, la religieuse possédée, et dont Peter Maxwell Davies conçut la musique originale. Quelques temps auparavant, Krzysztof Penderecki, alors âgé de trente-cinq ans, s’était penché sur la traduction allemande par Erich Fried, le poète autrichien, de la pièce de Whiting. Le compositeur polonais en tirait lui-même le livret de son opéra, Die Teufel von Loudun, créé à l’Opéra de Hambourg, dans une mise en scène de Konrad Swinarski, avec Henryk Czyż au pupitre – de cette production demeure un témoignage, la direction musicale étant confiée à Marek Janowski [lire notre critique du DVD]. Contrairement à l’Opéra royal de Copenhague qui préféra une version en langue anglaise supervisée par Penderecki, l’Opéra d’État de Bavière donne l’originale en allemand.
Pour ce faire, il fait appel à Simon Stone dont les réalisations, pour être intéressante en général, ne sont pas toujours réussies [lire nos chroniques de Lear, Médée et Tristan und Isolde]. Disons-le d’emblée : son interprétation des Diables de Loudun est à compter dans la seconde liste. Adaptant le principe scénographique imaginé pour l’opéra de Kaija Saariaho créé au Festival d’Aix-en-Provence l’été dernier [lire notre chronique d’Innocence], le metteur en scène organise la représentation dans un cube gris et tournant. Bob Cousins utilise adroitement chacune des faces du dispositif pour évoquer une cellule monacale, l’église de Loudun, une chambre où l’abbé obéit aux impératifs de sa sensualité, mais encore tous les lieux de la ville, selon une architecture propice à l’espionnage et à la délation. Pour commencer, le décor tourne plutôt rapidement, en adéquation avec l’inquiétant continuum de la fosse, et suggérant par la vue la marche inexorable de l’argument. La circulation des protagonistes, des choristes et des figurants s’intercale judicieusement dans une option qui place l’intrigue dans un aujourd’hui troublant où sont appliquées les méthodes d’antan avec tout le confort moderne, pour ainsi dire – le principal instrument de torture est un teaser et dans un crématoire l’on enfournera Grandier vivant. Loin de l’efficace et terrible carnaval de Keith Warner [lire notre chronique du 5 mars 2013], l’austère machine de Simon Stone s’avère tout aussi probante en plaçant l’histoire plus proche de notre contemporanéité.
C’est dans un respect des possibilités de la voix humaine que Penderecki a composé son opéra. En une époque où l’on expérimentait beaucoup et souvent en oubliant les contingences physiques, le musicien sut équilibrer avec grand soin son écriture, de façon à laisser s’exprimer les solistes sans jamais avoir à forcer. Recourant régulièrement au recitativo, quand ce n’est pas au parler ou au Sprechgesang, la partition fait clairement entendre le texte, soutenu par une fosse parcimonieuse dont la conception raffinée trouve en Vladimir Jurowski un habile défenseur, conscient que rien, ou presque rien, d’instrumental n’y doit être vociféré. Au pupitre du Bayerisches Staatsorchester, il signe une exécution châtiée dont la subtilité jamais ne sacrifie au sens du théâtre.
Outre l’excellent Bayerischer Staatsopernchor et ses artistes supplémentaires, une nouvelle fois savamment préparés par Stellario Fagone, saluons une distribution vocale impressionnante, au fil d’un opéra d’environ deux heures et quart joué sans entracte. Christian Rieger exploite un baryton robuste en Bontemps, la basse Piotr Miciński avance la partie de Vater Ambrose dans un phrasé généreux et sensible, Ulrich Reß se fait très sonore Vater Mignon quand Andrew Harris prête à Vater Rangier une puissance confortable. Les deux commères masculines qui mettent le feu aux poudres convoquent Kevin Conners, très impacté et souple en Adam, ainsi que Jochen Kupfer, idéal en Mannoury. On retrouve avec plaisir Wolfgang Ablinger-Sperrhacke en Baron de Lauberdemont l’acharnement sadique, comme il se doit persifleur, et la voix saisissante de Martin Winkler en Vater Barré charismatique. Le jeune Sean Michael Plumb explore un timbre riche en Gesandter des Königs.
Aux côtés d’un ensemble de douze voix qui donne vie aux Ursulines – Anna Advayan, Helene Böhme, Camilla Saba Davies, Elisa de Toffol, Tina Drole, Albina Gitman, Laura Hilden, Antje Lohse, Ulrike Malotta, Mechtild Söffler, Rebecca Suta et Mengting Wu –, Lindsay Ammann offre un grave positivement invasif à Louise, Nadezhda Guliskaya se charge sans encombre de Gabrielle et le généreux mezzo-soprano d’Ursula Hesse von den Steinen investit posément Claire. Sans oublier de citer les trois comédiens de la soirée – Steffen Recks (Gerichtsvorsteher), Barbara Horvath (Cerisay) et surtout Thiemo Strutzenberger (Armagnac) –, mentionnons la présence brève mais remarquée du mezzo rond et infaillible de Nadezhda Karyazina en Ninon et l’étonnante Danae Kontora dans l’extravagant colorature de la jeune Philippe dont le sublime aveu du confessionnal est d’une virtuosité folle.
Die Teufel von Loudun est l’opéra d’un couple qui ne se rencontre qu’à la fin, une prieure hystérique et un abbé paillard qui s’ignorent. À Wolfgang Koch il revient d’incarner Urbain Grandier, ce qu’il assume avec un grand contrôle et une précision mieux aiguisée que jamais, par-delà certains aigus quelque peu brisés lors du dernier acte. Enfin, Aušrinė Stundytė brûle les planches en Jeanne, pour le format vocal, la fiabilité à toute épreuve et l’extraordinaire engagement dramatique. Une grande soirée, donc !
BB