Recherche
Chroniques
Die Gezeichneten | Les stigmatisés
opéra de Franz Schreker
Lorsque Die Gezeichneten est créé au printemps 1918 (Francfort), Franz Schreker est un quarantenaire célébré comme LE compositeur d’opéra qui rend possible la survie du genre après Wagner. L’Histoire avançant à grands et méchants pas, des répertoires admis par le régime national-socialiste sa musique a déjà été écartée lorsqu’il meurt d’une crise cardiaque en 1934. Aux années de « révolution » fasciste succèdent celles de la guerre à l’issue desquelles une redécouverte du musicien eut pu être envisageable : encore fallut-il compter avec l’ardent désir de la jeunesse – du reste bien excusable en ces temps difficiles – d’en finir avec le passé. Salutaire en bien des aspects, la tabula rasa des années cinquante tourne la page sur les tenants de l’entartete Musik lorsqu’ils ne s’appellent pas Schönberg…
Plutôt que trop revenir sur des circonstances qui ont maintenu la musique de Schreker dans l’oubli, réjouissons-nous plutôt que depuis quelques années certains artistes s’ingénient à la faire revivre. Après les récentes redécouvertes présentées par ces lieux-mêmes qui furent familiers au compositeur dans les années dix à trente – Berlin : Der ferne Klang ; Stuttgart : Die Gezeichneten ; Kiel : Christophorus [lire notre critique du CD] ; Francfort : Der Schatzgräber [lire notre chronique du 7 mars 2004] –, ses opéras semble destinés à une nouvelle carrière internationale : six ans après que le Salzburger Festspiele ait joué Die Gezeichneten, Der Schatzgräber gagnait cet automne la scène amstellodamoise [lire notre chronique du 15 septembre 2012] et Der ferne Klang s’annonçait à Strasbourg comme la première française d’un ouvrage lyrique de Schreker.
Au vaste Palladium de Müllheim – qui se prêtait idéalement au Wozzeck de Kerkhof [lire notre chronique du 22 mai 2011] – se joue ce mois-ci Die Gezeichneten qui, des nombreux opus schrekériens, demeure le favori. Patrick Kinmonth, dont nous avions apprécié Samson et Dalila dernièrement [lire notre chronique du 21 novembre 2012], signe une mise en scène en coup de poing qui, sous la lumière volontiers brutale d’Andreas Grüter, tient le public en haleine. La Gênes du XVIe siècle est ici un cimetière de voitures hanté par le psychopathe Alviano, fasciné par la jeune plasticienne Carlotta qui, en surplomb des carcasses rouillées, squatte un atelier improvisé. Le mystérieux Vorspiel du premier acte plonge d’emblée la salle dans une lourde atmosphère de crime. Déjà un cadavre git qu’on charge bientôt dans une malle-arrière pourrie. Apparaissent bientôt des créatures qu’on devine rêvées, plus ou moins identifiables à la Renaissance évoquée par le livret. La confrontation des époques cisèle un haletant cauchemar qui fait pénétrer dans l’imagination aux frontières vertigineusement mal définies d’une brute qui, au troisième acte, se révèlera serial killer.
Pourquoi pas ?... Aussi surprenante qu’elle paraisse en ce résumé, la trame se tient et s’articule plutôt facilement, sans recourir à une trop fastidieuse gymnastique de pensée. Moins « sage » que la lecture avisée de Lehnhoff [lire notre critique du DVD], l’objet conçue par Kinmonth (qui signe également décor et costumes, avec la complicité de Darko Petrovic) peut fonctionner, dirons-nous, et se révèle bien plus prégnant que l’esbroufe gore d’un Kušej [lire notre chronique du 18 avril 2004]. Toutefois, sa radicalité même obère l’évidence avec laquelle pourrait se poser la question – essentielle à cette œuvre – du handicap et du regard que sur lui pose la société. La question est abordée en une acception épineuse : la perception du « fou » par notre société contemporaine, la sensibilité de l’artiste à la marginalité, la responsabilité de notre monde dans le geste extrême du psychotique et, bien sûr, la responsabilité du schizophrène lorsqu’il tue, mais encore le « quoi-faire » du tueur psychotique. Cette production riche de réflexion et d’interrogation focalise si précisément qu’à placer dans l’irréalité certains aspects du récit, à les nier comme faits éventuels, elle perd le socle qui donnerait à méditer. Au troisième acte d’en emboîter gentiment le puzzle sans autre « participation » du spectateur.
Le secret miroitement de la partition de Schreker fait l’objet du plus grand soin sous la baguette avisée de Markus Stenz. En remarquable équilibriste, le chef « distribue » les alliages du grand effectif orchestral de Schreker ; en maître il tisse les moires méticuleusement ouvragées, profite des gloires pucciniennes dans des jardins debussystes (quelques couleurs de Pelléas, quelques élans des Nocturnes, entre autres). Seule réserve : la situation de la « fosse », très enfoncée sous une galerie de côté, offre aux voix de n’être jamais couvertes mais ne laisse pas profiter pleinement de la prestation du Gürzenich-Orchester Köln qu’on devine de belle tenue.
Quelques vingt-six rôles de diverses statures font l’action de Die Gezeichneten. D’une distribution pléthorique saluons le jeune baryton Marcello de Souza Felix en Cibo gracieusement phrasé, l’excellent Christian Miedl en Fieschi et la franche présence vocale de la basse Young Doo Park en Pinelli. Quant aux « grands » rôles, tous très engagés dramatiquement : Oliver Zwarg prête un timbre solide au comte Adorno, Katrin Wundsam est une Martuccia généreusement bien sonnante et Nicola Beller Carbone incarne une Carlotta troublante, malgré quelques aigus moins souples que ceux qu’on lui connaît. Les deux rivaux bénéficient ne sont pas en reste : Simon Neal campe un Tamare puissant, quoiqu’un rien monolithique, tandis que Stefan Vinke conduit petit à petit une composition impressionnante d’Alviano, d’une voix d’abord masquée par un vibrato pernicieux mais gagnant dès l’acte médian une saine plénitude.
BB