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Chroniques
Dialogues des carmélites
opéra de Francis Poulenc
« …dialogues qui, d’ailleurs, relèvent du fantasme de Bernanos, car on sait que les Carmélites ne se parlaient que brièvement, et uniquement pendant les temps de récréation » : par cette remarque, Tiphaine Raffier semble en avoir assez dit sur le moteur qui guide sa mise en scène de l’ouvrage lyrique de Francis Poulenc, faisant l’affiche de l’Opéra de Rouen Normandie jusqu’au 4 février. Lire telle note d’intention pourrait, au fond, rassurer quant à l’abord de l’artiste, partant que « Quoi qu’il advienne, ne sortez pas de la simplicité »… c’est là faire preuve d’une naïveté extrême, voire coupable : pour si drastiquement simplifier la considération du matériau, c’est au contraire à en très laborieusement compliquer la mise en place puis le rendu scénique que semble s’être scrupuleusement ingéniée la femme de théâtre – compliquer, pas complexifier. Forte de cet argument quasi naturaliste, qui en appelle donc à l’absurdité essentielle de l’œuvre, Tiphaine Raffier saute à pieds joints dans la caricature, si savamment conjuguée qu’elle parvient à fièrement signer une version Grand Guignol au Train Fantôme de Dialogues des Carmélites.
Du sacrifice d’une des communautés de cet ordre encore jeune alors (moins de deux siècles), survenu le 17 juillet 1794, la romancière rhénane Gertrud von Le Fort avait fait le récit dans Die Letzte am Schafott en s’inspirant de La relation du martyre des seize carmélites de Compiègne, mémoires de la citoyenne Philippe, unique survivante des dix-sept condamnées – celle qui, en prenant l’habit, avait choisi le nom de Sœur Marie de l’Incarnation. Paru en 1931, le texte de Le Fort vient à la connaissance de Georges Bernanos qui entend l’adapter pour le cinéma, mais lorsqu’il s’éteint en 1948, l’affaire n’est pas conclue. Quatre ans plus tard, c’est le Rouennais Jacques Hébertot qui retravaille cette ébauche pour son théâtre des Batignolles, où la pièce est montée par Marcelle Tassencourt. La même année (1952), les éditions musicales lombardes Ricordi commandent à Poulenc un opéra pour la Scala. Le compositeur écrit lui-même le livret à partir de la pièce d’Hébertot/Bernanos, et couche bientôt sur le papier un opéra en trois actes répondant au modèle Grand Opéra à sujet historique, qui voit le jour en langue italienne sur la scène milanaise en janvier 1957. La version française originale, dotée d’interludes symphoniques supplémentaires, point au Palais Garnier avec l’avènement de l’été.
Carmes et carmélites font vœu de silence, nous dit-on ; soit. Dialogues des carmélites est donc, en soi, une absurdité, voire une monstruosité ; soit – « interpréter, c’est critiquer », écrivit Adorno, mais critiquer n’est pas détruire. Dès lors, pourquoi s’y atteler ? Pour relever un défi, s’y surpasser et faire preuve d’une abnégation de la raison à la faveur de l’exploit ? Soit encore. Puisqu’on nous promet l’exploit, nous l’attendons, et avec joie… et nous l’attendons toujours. Des décisions sans doute dûment justifiées inscrivent la production de l’ouvrage, via les costumes de Caroline Tavernier et la scénographie d’Hélène Jourdan, dans notre contemporanéité, jusqu’à souvent générer une gymnastique certaine avec plusieurs réalités qu’évoque le texte, a contrario du prédicat naturaliste revendiqué par la note d’intention. Certes, il serait de courte vue de s’en tenir au respect de ces détails. Par conséquent, l’entreprise avance parfois comme ceci, parfois comme cela, l’assiette entre deux croupes. Où cette mise en scène interroge-t-elle notre XXIe siècle ? Si la puissance d’identification à des icônes, comme Jeanne d’Arc dont le poster orne la chambre de l’adolescente au premier tableau, renvoie à une force d’exaltation éventuellement subie par nos jeunes gens au point de les mener à l’embrigadement, telle posture tient plus du collage forcé que d’une réflexion menée à terme puis étroitement tissée à la réalisation.
En montrant les latrines du couvent, Tiphaine Raffier fait honneur à quelques-uns de ses aînés dont les travaux convoquent systématiquement la faïence – et alors ? Naturalisme, les gens d’église ont un corps qui a ses lois, lui aussi, humain trop humain ; d’accord, nous sommes très heureux de l’apprendre, nous n’y avions jamais pensé, sots comme nous sommes. Dans ce même registre entre l’agonie de la Première Prieure : ni les mots ni la musique ni la voix ni la présence de l’artiste à l’incarner n’auraient sans doute suffit à signifier à quel point elle est pénible, et il fallait en venir aux humiliations du grand âge, à ses indécences involontaires et haïes par leurs auteurs – merci, vraiment, nous serions tous si niais sans vous, chère Madame. Il en va de même des textes projetés dessus les interludes, textes qui envahissent l’espace et montrent le violent manque de confiance de la metteure en scène en ce matériau d’origine constamment dénoncé comme insuffisant. De fait, le recours répétés à des sons additionnels dénigre la musique, l’usage d’effets de théâtre bafoue son rythme : bref, peut-être manque-t-il ce d’après que Lev Dodin ajoutait pieusement à l’affiche de sa Dame de pique, n’osant alors la dire de Tchaïkovski. Point de salut pour le spectateur : s’il n’est de Louison sur ce plateau, c’est bien lui qu’on menace avec cette production atrocement autoritaire qui lui dit quoi penser, quoi croire, quoi aimer et ainsi de suite.
Il faut reconnaître à Tiphaine Raffier, qui de la partition ne perçoit que cuivres et percussions, un talent à convaincre ses collaboratrices et collaborateurs, puisqu’elle parvient à imposer au jeu de presque tous une outrance qui finit par faire rire. Plus gênant, ce surjeu contamine jusqu’au chant. Fort heureusement, quelques personnages s’en préservent : Mère Jeanne, confiée à l’excellente Aurélia Legay qui l’habite d’une humanité évidente sans céder aux sirènes acrobates [lire nos chroniques du Docteur Ox, de Magdalena, Pollicino, Orfeo, Teseo, Hippolyte et Aricie, Amadigi et Phaéton] ; le Chevalier de La Force, idéalement incarné par Julien Henric qui lui prête la souplesse admirable de ses moyens vocaux [lire nos chroniques d’Anna Bolena, Turandot, Norma, Hamlet, Roméo et Juliette, Lucie de Lammermoor et Tristan und Isolde] ; l’Aumonier que sert parfaitement François Rougier [lire nos chroniques d’Ali Baba, Le domino noir, Les Huguenots, Madame Favart, Lakmé et Carmen] ; les Premier Officier et Deuxième Commissaire, luxueusement mis en voix par Jean-Luc Ballestra [lire nos chroniques de La bohème, La vida breve, Messa di Gloria, L'amour des trois oranges, Un ballo in maschera, Yvonne, Il prigioniero, Les Troyens, Werther et A quiet place] ; enfin, la nouvelle Prieure, Madame Lidoine, qui bénéficie des évidences magistrales et généreuses d’Axelle Fanyo, simplement magnifique.
L’émission heurtée de Jean-Fernand Setti en Marquis de La Force répond présent au climat brutalement injonctif de cette production, ce qui empêche de goûter les qualités que nous savons à l’artiste [lire nos chroniques de La sirène, Frédégonde, Les pêcheurs de perles et Thaïs]. À enjeu moindre, son Geôlier rappelle le bon chanteur qu’il est pourtant. La construction du personnage de Constance confond fraîcheur et mièvrerie, là encore en se défiant de l’écriture vocale et du talent du soprano désigné : Emy Gazeilles, qui possède indéniablement de quoi honorer le rôle sans l’attirail grimacier ici légué [lire notre chronique de Don Quichotte]. On retrouve le mezzo chaleureux d’Eugénie Joneau en une Mère Marie de belle tenue vocale, malencontreusement égarée dans un attirail théâtral exclusivement sadomasochiste [lire nos chroniques de Jenůfa et de Guercœur]. Toujours uniquement tremblante, bras serrés au torse et regard désorbité, Hélène Carpentier obéit au diktat général qui à sa Blanche n’accorde aucune consistance ; le soprano paraît cependant être en possession de la voix nécessaire, passé quelques inexactitudes d’intonation vraisemblablement dues à quelque enzyme trop véhémente [lire nos chroniques de Die Schöpfung, Requiem et Stabat Mater]. Avec l’aplomb idéal, l’impact vocal rêvé et une couleur de timbre encore magnifiée par l’achèvement de la diction, Lucile Richardot révèle une Madame de Croissy dont le charisme naturel passe outre l’indignité plus haut décrite [lire nos chroniques de Dido and Æneas, Rinaldo, Combattimento, David et Jonathas, Le Grand Macabre et L’uomo femina] ; tout juste regrette-t-on, là encore, un jeu si appuyé qu’il gauchit souvent l’incarnation.
Au pupitre d’un Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie en bonne santé, Ben Glassberg n’est pas épargné par le climat oppressif que fait ici régner une dominatrice macho, de sorte que sa lecture se résume souvent à la seule accusation des contrastes, à la vigueur des salves, au détriment des passages qui réclament plus de souplesse, pour ne point dire de miséricorde. Une telle rigueur n’est pas sans obliger les voix à forcer un peu, ce qui en mutile les délices. Préparées par Ophélia Besson, les interventions du Chœur maison et d’Accentus s’avèrent efficaces. Le principal, pour finir : l’ultime scène de supplice, les visages comme fauchés par la crudité sonore de la lame, les corps fléchissant sur l’eau, est, pour le coup, une réussite qui vient avec bonheur apaiser la déplorable hargne que le spectacle avait provoquée. Parce qu’aucune des images communiquées n’offre de témoin véritable de l’aventure, nous devons prendre la lourde décision d'illustrer notre chronique par un portrait du compositeur, le grand oublié de l'affaire.
BB