Chroniques

par bertrand bolognesi

Das Rheingold | L’or du Rhin
opéra de Richard Wagner

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 2 février 2025
À l'Opéra Bastille, Calixto Bieito met en scène DAS RHEINGIOLD (Wagner)...
© herwig prammer | opéra national de paris

Plus d’une dizaine d’années après avoir montré pour la première fois celle de Günter Krämer, l’Opéra national de Paris commence, avec le premier mois de 2025, une nouvelle production de Der Ring des Nibelungen, la trilogie de Wagner précédée d’un prologue auquel nous assistons aujourd’hui. Confiée à Calixto Bieito, l’aventure devait commencer il y a quelques saisons : c’était sans compter un certain SARS-CoV-2 qui s’invita sur notre planète avec le Nouvel An 2020… on avait alors donné chaque journée du cycle en version de concert à destination exclusive de retransmissions radiophoniques (sans public, donc). Depuis mercredi soir, le public parisien peut enfin retrouver l’œuvre in vivo et découvrir comment le metteur en scène espagnol aborde Das Rheingold.

À l’issue de la représentation, une impression domine : les bad boys de l’opéra sont épuisés, ils n’y croient plus eux-mêmes. Et quand l’un montre sa déréliction par désert et extinction [lire notre chronique de Castor et Pollux], un autre dessine le vide par l’encombrement. Miroitements verdâtres, vaste canapé panoramique noir, vidéo omniprésente, de la salle du coffre dans une grande banque au laboratoire où mettre au point des robots à l’image de l’homme, la surcharge visuelle (de lingots, de poupées vraies et fausses, de câbles divers, de signaux luminaux, etc.) envahit l’espace au cœur duquel flotte un dispositif qui, curieusement, semble un îlot perdu dans l’immensité – décors de Rebecca Ringst, costumes d’Ingo Krügler, vidéo de Sarah Derendinger et lumières de Michael Bauer. Quelques gestes rappellent les marottes de Bieito, comme celui de Wotan châtrant Loge avec sa lance, par exemple, tels ces retours affadis du symptôme malgré le médicament du temps, fantomatiques hoquets. La notion de personnages ne ferait guère sens ici, le monde dessus la fosse demeurant exclusivement légendaire, avant l’incursion humaine au prochain épisode. Les frères nains s’attèlent à l’invention d’humanoïdes avec lesquels dominer un univers que les dieux ne leur laisseront pas. Ceci étant dit, quoi d’autre ?... D’aucuns attendent la Götterdämmerung pour grande révélation de ce Rheingold ; ils ont peut-être raison, qui sait.

Bien qu’ayant signé une remarquable interprétation de Parsifal à Bayreuth il y a deux étés [lire notre chronique du 12 août 2023], Pablo Heras-Casado piétine dans un fleuve résolument asséché. Sa lecture souffre d’une raideur cuisante où l’on cherche en vain la fluidité d’un flot durchkomponiert. Pour grande vertu, il faut lui reconnaître le soin précieux de l’équilibre entre fosse et plateau, au service des voix plutôt que de la symphonie. Rien de déterminant de ce côté-là non plus, donc.

Devant le rideau, annonce est faite : Iain Paterson est malade et ne pourra chanter vraiment la partie de Wotan. Ainsi l’abordons-nous via une sorte de Sprechgesang de théâtre auquel nous nous habituons si bien que le playback choisi pour la dernière scène, Brian Mulligan chantant au pupitre en touche de plateau pour son camarade, s’avère bien plus dérangeant. On l’aura déjà compris : avant que de prêter voix au fameux borgne, Brian Mulligan incarne Alberich, d’un timbre robuste et efficace qui déploie plus d’harmoniques que nous nous y étions attendus [lire nos chroniques de La dame de pique, L'Africaine, Madama Butterfly et Œdipe à Salzbourg puis à Paris]. Pour lui donner la réplique, on retrouve Gerhard Siegel en Mime plus que fatigué qui, n’en pouvant mais, se contente de clabauder [lire nos chroniques de Lulu, Der Ring des Nibelungen, Boris Godounov, Siegfried, Die Liebe der Danae, Die Frau ohne Schatten, Das Rheingold, Le Grand Macabre, Elektra et Saint François d’Assise à Stuttgart puis à Genève]. À l’inverse, deux voix masculines affichent une forme olympique : l’excellent Matthew Cairns en Froh flamboyant [lire notre chronique de Thaïs] et le baryton confortable de Florent Mbia en ferme Donner [lire nos chroniques de Rigoletto, Lady Macbeth de Mzensk et La vestale]. Lumineux comme aucun, Simon O’Neill campe un Loge souverain qui domine le plateau [lire nos chroniques de Die Walküre à Strasbourg, Milan et Munich, et de Parsifal à Bayreuth et à Londres].

Du côté des géants, le manque d’unité est criant. Certes, le format entre Fafner et Fasolt est d’égale impédance, mais c’est le seul point commun. Dans le rôle de l’entrepreneur amoureux, Kwangchul Youn, pour grand wagnérien qu’il soit, n’offre plus aujourd’hui qu’une voix usée dont la soufflerie peine à soutenir la déperdition [lire nos chroniques de Tristan und Isolde à Bayreuth et à Barcelone, de Parsifal à Paris sous la battue de Nagano, à Paris sous celle de Gatti, à Munich puis à Vienne, mais encore celles de Pelléas et Mélisande ou d’Aida]. En revanche, la basse finlandaise Mika Kares livre un Fafner glorieux, tant par la facilité d’émission que pour la musicalité [lire nos chroniques berlinoises de Das Rheingold, Die Walküre et Götterdämmerung, du fliegende Holländer, ainsi que d’Amleto, La favorite, Simon Boccanegra, Agrippina, Anna Bolena, L’ange de feu, enfin du Château de Barbe-Bleue à Salzbourg et au disque]. La disparité des Rheintöchter entrave également une représentation où, en fin de compte, tout repose uniquement sur les voix. D’abord applaudi à Francfort [lire nos chroniques de Das Rheingold, Œdipe, Les voyages de Monsieur Brouček et Une vie pour le tsar], le contralto Katharina Magiera, Page de Salome ici-même [lire notre chronique du 15 octobre 2022], accuse aujourd’hui une instabilité certaine en Flosshilde, qui nuit à l’appréciation de son organe. D’un impact fort timoré dans les premières mesures du rôle, le mezzo-soprano portoricain Isabel Signoret déploie peu à peu une Wellgunde plus épanouie [lire notre chronique d’Animal Farm]. En Woglinde, on découvre le soprano très direct et immédiatement disponible de la Moscovite Margarita Polonskaïa.

Fricka la saison dernière à Bruxelles [lire notre chronique du 26 octobre 2023], Marie-Nicole Lemieux s’avère à la peine en Erda, condamnée, pour atteindre la salle, à une nasalisation relativement disgracieuse. Il revient donc à la fraîche Eliza Boom de briller en Freia fulgurante [lire notre chronique de Die Vögel], et à la voix infiniment souple et expressive d’Ève-Maud Hubeaux de magistralement servir la partie de Fricka, dans une couleur typique des grands mezzos wagnériens dotés d’aigus comme de leurs consœurs sopranos fournis en graves [lire nos chroniques d’Ariadne auf Naxos, La nuit de Gutenberg, Tristan und Isolde à Lyon, Don Carlos, Ascanio, Béatrice et Bénédict, Le soulier de satin, Les Troyens et Hamlet]. Affaire à suive…

BB