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Chroniques
création française d’Es war einmal… de Jörg Widmann
Jörg Widmann, Tabea Zimmermann et Dénes Várjon
Un alto, une clarinette et un piano : des ingrédients pas si fréquents dans les recettes organologiques. Ce savant assemblage donne naissance à une robe toute particulière, à un nez paradoxalement vif et tendre, flatteur toujours, enfin à une caressante longueur en bouche. En 1853, Robert Schumann ne s’est pas trompé en mariant les quatre cépages dans Märchenerzählungen Op.32. Dans la belle acoustique de l’Auditorium du Louvre, nous retrouvons trois chambristes qui nous sont chers : l’altiste Tabea Zimmermann [lire nos chroniques du 19 mai 2010 et du 20 août 2006], le clarinettiste Jörg Widmann [lire notre chronique du 3 août 2014] et le pianiste Dénes Várjon [lire notre chronique du 18 novembre 2011].
D’emblée, la formidable qualité d’écoute entre musiciens frappe l’auditeur. Ce soir, un piano soyeux se fait dignement l’écho de la suavité clarinettistique, quand l’alto semble en vouloir synthétiser l’idéal dans sa narration souriante du premier mouvement. Le volontarisme grave des premiers pas du deuxième ouvre sur un lyrisme riche et souple, suspendu dans une simplicité un peu saoule. Le très subtil mezzo-soprano du III saisit ; l’interprétation ne souligne rien, et pourtant, une profonde mélancolie surgit dans la nuance du piano, dans l’entrelacs phrasés de ses partenaires. Pour finir, l’opposition de climat du Lebhaft, sehr markirt, avec son trio central d’une délicatesse inouïe et la tonique ciselure du motif hongrois, couronne cette élégante lecture.
À ceux qui eussent pu l’oublier le concert de vendredi dernier rappelait que Jörg Widmann est aussi compositeur, et non des moindres [lire notre chronique du 4 mars 2016]. Commande jointe de BOZAR (saison du Palais des Beaux-arts de Bruxelles), de la Tonhalle (Zurich), où il fut créé le 25 octobre dernier, du Wigmore Hall (Londres) et du Louvre, Es war einmal… est donné ce soir en première française. Il était une fois… Comme Schumann, dont il admire la musique [lire notre critique du CD de Fabio Romano], Widmann est traversé d’une relation personnelle au conte. Sans opérer un « vol nostalgique dans le passé » mais plutôt en tentant « un concept alternatif naïf et fantastique à notre véritable monde et tous ses bouleversements » (brochure de salle), il ravit l’écoute dans un univers étrange, fait de réminiscences romantiques et de fantasmes, de fantômes et d’invention postmoderne.
Le premier épisode, qui porte le titre de l’œuvre, croise les bribes en souvenance et les traits ex nihilo dans une évocation dont les aléas brouillent jusqu’au tempérament – micro-intervalles d’alto, multiphoniques de clarinette, sur une errance suraigüe du piano. Après un avortement de final en frottements sans suite et souffles éteints, congrument bruitistes, la fée Morgane (Fata Morgana) fait son entrée dans une âpre chaloupe mélodique à l’aura Mitteleuropa. De rares et brefs points de rencontre réunissent à peine les trois protagonistes qui, la plupart du temps, déclament en solitaire leur méandreuse mélopée. Les « batteries » pianistique précipitent l’imaginaire dans un rêve harmonique réconcilié, mais s’ensuit un bruitisme plus manifeste, halo percussif de pédale, projection du souffle dans la queue du piano, appels vocaux de l’altiste : la grotte gelée ne livre aucun secret (Die Eishöle). Qu’à cela ne tienne : par delà le tissage référentiel, la danse ne manque pas de conjuguer prince et jeunes filles dans ses paradigmes (Von Mädchen und Prinzen). Le bal se déleurre en une virtuose tribulation dont les infantes sifflent d’insolubles logogriphes (Und wenn sie nicht gestorben sind…).
Incroyablement fusionnel, le jeu finement nuancé des interprètes interroge tendrement l’Andante du Trio en mi bémol majeur K.498 dit « Kegelstatt » de Wolfgang Amadeus Mozart (1786) – un autre des « ancêtres » de Widmann [lire notre chronique du 11 septembre 2006]. Le Menuetto médian bénéficie d’une approche concentrée qui, sans déroger à l’élégant esprit, élimine toute tentation trop mignarde. Après la complexe moire cognitive d’Es war einmal…, l’Allegretto gagne une sorte de bonheur tragique. Superbe !
BB