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Chroniques
création française d’Éclats d’alerte de Philippe Manoury
KrausFrink, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja
Programme mixte que celui de cette soirée de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg (OPS), in loco, avec une première française sertie dans une page classique et un opus pleinement représentatif du romantisme tardif. Un point commun (s’il en faut absolument trouver) : à leur manière les trois œuvres se placent dans une constellation germanique, avec le Viennois, le Bavarois et même le Français, fort influencé par Stockhausen et Boulez, et dont la pièce fut créée à Sarrebruck au printemps 2017.
Plutôt que classique, c’est en marche vers le romantisme qu’on peut entendre la Symphonie en si bémol majeur Hob.I:102 de Joseph Haydn, rendue publique en février 1795, à Londres – le père du classicisme, Carl Philipp Emanuel Bach, n’est plus depuis sept ans, en voilà quatre que partit l’éternel Mozart, Beethoven donne son Deuxième Concerto à Vienne et Schubert n’est point encore de ce monde. D’un geste ample et concentré, Marko Letonja invite son orchestre en effectif réduit – cela révèle un défaut acoustique du Palais de la musique et des congrès : un écho assez gênant qui disparaît lorsque le plateau est comble – dans le Largo introductif, ici fort noblement phrasé. Au mouvement d’alors imposer son sain éclat, Vivace à la discrète gaité, de grande tenue, qui jamais n’oublie la réserve signalée par la sévère introduction. En une élégance humble, sans manières ni austérité, survient l’Adagio, à peine parfumé d’un souvenir peut-être semiseria. À l’équilibre raffiné des pupitres répond le contraste plus musclé des timbales. En appui sur l’à peine lourré du Menuet, le chef slovène livre une danse au cordial sourire d’auto-dérision dont le pas caresse aimablement l’écoute. On admire le solo du hautbois, Sébastien Giot cantabile, dans le tendre Trio. Enfin, à mi-voix s’amorce le Presto plein d’esprit, d’une formidable fraîcheur chez un compositeur sexagénaire, infatigable, final bientôt enlevé avec grand style jusqu’à la jubilation, à peine obombrée par une modulation interrogative, une hésitation chambriste et une coquetterie rythmique.
Philippe Manoury est bien connu des Strasbourgeois. Outre qu’en 2015 il fondait dans leur cité une académie de composition accoudée à Musica, le festival annuel de création, tout en enseignant à la Haute École des Arts du Rhin, nombre de ces œuvres furent ici jouées, parmi lesquelles les opéras Kein Licht, La nuit de Gutenberg et La frontière [lire nos chroniques du 22 septembre 2017, du 24 septembre 2011 et du 5 octobre 2003], sans oublier les opus que donna l’OPS lors de la résidence qui l’accueillait durant la saison 2014/15. Il y a sept ans, lors des répétitions de La nuit de Gutenberg à l’Opéra national du Rhin, Manoury rencontre Victor Kraus et Martin Frink, jeunes percussionnistes formés à Karlsruhe et à Strasbourg, qui fondèrent le duo KrausFrink en 2006. Tandis qu’ils travaillent le duo de marimbas de son Livre des claviers (1988), le compositeur décide de leur concevoir un concerto. « Je suis davantage intéressé par ce que l’on nomme, dans la famille des percussions, les claviers et c’est la raison pour laquelle ils jouent essentiellement […] du marimba, un instrument pour lequel j’ai beaucoup écrit. J’ai ajouté d’autres percussions en peaux et métaux, mais sans plus de précision pour que la pièce soit aisément jouable », explique-t-il (brochure de salle).
Près d’un an et demi après nos confrère allemands, nous découvrons Éclats d’alerte, duo pour percussions et orchestre (commandé par l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg et la Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken), dont le matériau s’avère toujours en fusion proliférante, intégrant des échos dans le tutti (qui, d’ailleurs, comprend un troisième percussionniste), une frénésie tour à tour contrariée et partagée, ainsi que le silence, élément qui paraît suspendre la machine dans ses évolutions comme pour la mieux relancer. Une dimension burlesque « est accentuée par l’utilisation de sifflets. Sifflets de police, mais de tailles différentes, répartis dans l’orchestre auprès de dix-sept musiciens, sans compter les deux solistes. C’est comme si ces derniers étaient poursuivis par les pupitres […], ce qui évoque le comique de situation ! […] j’apprécie le comique, comme celui de Keaton, car il repose sur une très grande rigueur et un contrôle d’une précision hallucinante » (même source). Outre de généreux effets de déflagration, d’attaques différées et de vives interpolations via des inserts de harpes et de piano assez importants, le vrombissement pianississimo des contrebasses dessine par moments un cadre renouvelé à cette guerre des claviers, rehaussée par l’écriture organistique des vents. En sus de la stimulante vivacité de l’œuvre et de l’exécution, saluons l’indicible clarté de l’interprétation, ponctuée par un geste conclusif extrêmement dru. En bis, KrausFrink, dont l’un accuse la pulsation dans les genoux et l’autre dans le poids des bras, offre Clapping Music (1972) de Steve Reich, mais à la voix plutôt qu’aux mains.
Après l’entracte, place à l’opus 40 de Richard Strauss, Ein Heldenleben, poème symphonique achevé à Berlin, à la toute fin de 1898. Il convoque un effectif pléthorique. Ce soir, la présentation du héros semble un rien pesante, la charge de l’écriture ayant du mal à sortir d’une écorce assez farouche d’accès. Passé l’éblouissement de cuivres insolents de bonne santé, comme aucun autre orchestre français n’en possède à l’heure actuelle, les cordes gagnent peu à peu en soyeux, sous les jacassements excités des bois, précurseurs de certains moments de Salome et d’Elektra. À l’opposé de la délicate articulation pour laquelle optait Chailly ou de la savoureuse lourdeur d’un Tielemann [lire nos chroniques du 13 octobre 2015 et du 12 mars 2014], Marko Letonja choisit d’édifier une lecture architecturée ferme, avec juste ce qu’il faut de Schlagsahne pour ne point rendre trop sérieux le jouisseur munichois. La dramaturgie de l’œuvre se souvient des élans épiques des précédents opus, reprenant à son compte Berlioz et Mahler avec trois trompettes en coulisse dont la sonorité invente une extension du champ narratif. Outre plusieurs interventions solistiques remarquables – Sébastien Koebel à la clarinette, par exemple –, l’oreille est happée par la somptueuse prestation de Charlotte Juillard, premier violon super soliste : dès sa première intervention à découvert,l’auditeur est durablement captif. Globalement mafflu, cet Heldenleben au grand souffle, conclu par une discrète citation de l’aîné Also sprach Zarathustra (1896), impose une ineffable sérénité à Des Helden Weltflucht und Vollendung, ultime développement, annonciateur de la fin du Rosenkavalier (1911) et des Vier letzte Lieder (1948). Une grande soirée, assurément !
BB