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Chroniques
création d’Halleluja–Oratorium balbulum de Péter Eötvös
Magyar Rádió Énekkara, Wiener Philharmoniker, Daniel Harding
Chaque année le Salzburger Festspiele propose une série de concerts contemporains. Après quelques éditions explorant l’esthétique d’un seul compositeur, celle-ci promènera l’écoute en une dizaine de rendez-vous dans les styles fort différents de Friedrich Cerha, Thomas Adès, György Kurtág, enfin de Péter Eötvös.
Avant un Adagio de la Symphonie en fa # majeur n°10 de Gustav Mahler à la fois soyeux et tragique, fort sensiblement infléchit par Daniel Harding à la tête des Wiener Philharmoniker, précédé par une interprétation sainement rigoureuse des
Variationen über ein Thema von Haydn Op.56 de Johannes Brahms, le concert commence par la création mondiale d’Halleluja–Oratorium balbulum , nouvelle œuvre d’Eötvös écrite pour mezzo-soprano, ténor, récitant, chœur mixte et grand orchestre sur un livret original hongrois du romancier Péter Esterházy, traduit en langue allemande par György Buda – il s’agit d’une co-commande du festival salzbourgeois et des Tonhalle (Zurich), Művészetek Palotája (Budapest), Westdeutscher Rundfunk, Sydney Symphony Orchestra et Konzerthaus de Vienne. Esterházy nous ayant quitté il ya quinze jours, cette soirée lui est dédiée.Grand effectif, donc, pour cet opus dont l’exécution entre également dans la série de concerts des Wiener Philharmoniker et dans le cycle Ouverture spirituelle. Bien que le compositeur se passionne pour la naissance des légendes religieuses et leur intrication dans les constructions philosophiques, cet Halleluja n’a rien d’une œuvre sacrée. Avec elle, Eötvös interroge cet élan enthousiaste de toute foi, en un dieu comme en l’avenir des hommes. Pour ce faire, au long des cinquante minutes qu’occupent les quatre fragments, il cite de nombreux Alléluia qu’il emprunte à l’histoire de la musique (Bach, Bruckner, Monteverdi, Moussorgski, Mozart, bien sûr Händel, gospel, etc.) plutôt que d’en écrire un lui-même – « ce n’est vraiment plus de notre temps », commente-t-il avec humour dans l’interview accordé à Monika Mertl.
S’agissant d’humour, le livret n’en manque certainement pas, de cet humour assez décalé de Péter Esterházy qui n’est certes pas pour déplaire à son compatriote musicien. Des vastes proportions du texte original, ce dernier a tiré quatre fragments : Qui sommes-nous ?, Où sommes-nous et que fait-on ?, Que voulons-nous ?, enfin À quel propos demeurons-nous silencieux ?. D’abord scandé à la manière de celui de Moses und Aron (Schönberg), le chœur prend peu à peu ses aises lyriques dans son rôle de porte-parole de notre société occidentale dont se demander s’il est temps ou non d’offrir quelque requiem à son effondrement avéré. Comme personnage de ce mystère d’aujourd’hui les maîtres d’œuvre ont invité Notker le Bègue, musicien et poète du IXe siècle, au titre de prophète bègue qui ne sait trop quoi prédire de notre avenir, si ce n’est que nous n’en aurions sans doute plus.
En ses discours avortés, fragmentaires donc (l’idée du fragment est motrice du projet) se mire un ange qui bientôt affirme un alcoolisme joyeux, quand ce n’est pas la nauséeuse ivresse infligée par Friedrich Nietzsche. Un parfum presque opératique s’élève de ces voix très caractérisées : le bègue extrêmement clair de Topi Lehtipuu qui prend de plus en plus d’assurance à mesure qu’il s’intègre à notre fière modernité, l’ange déluré d’Iris Vermillon dont les graves envahissent la Großes Festspielhaus, le comédien Peter Simonischek en narrateur distancié qui calmement se moque de tout ou à peu près.
La facture profuse d’Halleluja, conçue parfois en strates, gagne une aura questionnant la musique elle-même, sans qu’il en soit précisé plus. Toute gravité apparente a disparu, y compris à évoquer le 11 septembre 2001 – l’exaspération d’un homme d’affaire à l’idée que sa femme revient de voyage, qu’elle sirote vraisemblablement un jus de tomate dans l’avion en regardant un film d’horreur tandis qu’il vit une dure journée de labeur dans une des Twin Towers ; la météo annonce même du beau temps, dit-il. À la crise identitaire du chœur succède le rêve d’une chambre d’hôtel en 1914, à Sarajevo : « à quoi ressemblera le monde en 2016 ? Il n’y aura ni assassinés ni tueurs, mais seulement des meurtres, des meurtres, des meurtres ».
Dans cette démarche compositionnelle particulière surviennent deux souvenirs : celui du Berio de Sinfonia pour la traversée de l’histoire de la musique, celui de Stockhausen dans la théâtralisation du concert, bien souvent effective chez Eötvös. Soupçonnons que d’autres citations s’y cachent, ainsi celle d’une courte phrase d’une Notation de Boulez, par exemple, mais surtout Vogel als Prophet (Schumann), quasiment « mahlérisé », qui parcourt toute l’œuvre jusqu’à s’éteindre dans le piano de ses origines.
Parce que c’est peut-être « la première fois que nous n’avons plus rien à dire du film », de fugaces und… und… und… sont encore articulés par des choristes se demandant s’il est bon d’ajouter du poivre au jus de tomate : Notker n’accuse plus aucun défaut d’élocution, quand la voix commune hoquette dans ses futiles hésitations, n’attendant plus rien. Le public fait bel accueil à Daniel Harding, aux instrumentistes viennois, aux vaillants gosiers du Magyar Rádió Énekkara que dirige Zoltán Pad, ainsi qu’aux solistes et à Péter Eötvös, chaleureusement applaudi. « Difficile de chanter Alléluia lorsqu’il n’y a plus de Dieu »… à quelques rues de là se joue au même moment Fin de partie de Samuel Beckett.
BB